Histoire de l’otite

Le terme d’otite est très vague et n’a pas d’autre signification qu’une inflammation de l’oreille. Or, l’oreille constitue une ensemble complexe comprenant l’oreille externe, l’oreille moyenne avec la caisse, la trompe d’Eustache et les cellules mastoïdiennes, et l’oreille interne. Dans le langage courant, l’ “ otite ” concerne l’oreille moyenne et c’est dans cette acception que sera envisagé ce survol de l’histoire de l’otite. Si la conception des otites est passée en quelques décennies, au siècle dernier, du moyen âge à la modernité, le parcours est loin d’être achevé.

Les innovations dans l’examen des oreilles
L'étude de l'évolution des idées concernant la pathologie inflammatoire de l'oreille moyenne ne peut se comprendre si on ne la met pas en parallèle avec celle des moyens d’examen et des diverses thérapeutiques qui ont été proposées. Deux innovations ont permis de faire progresser considérablement l’otologie au siècle dernier: le cathétérisme tubaire avec insufflation d’air, et l’otoscopie au miroir.
Le cathétérisme tubaire avec insufflation d’air et auscultation permit de cerner la pathologie de l’oreille moyenne, avec l’aide, plus tardive, du diapason. Dans une communication à l'Académie de Médecine en 1827, Deleau proposait des injections d'air dans la trompe pour le diagnostic et le traitement des affections de l'oreille moyenne, pour remplacer les injections de liquides utilisées depuis plus d’un siècle. Imprégné des idées de Laënnec, il montra l'intérêt séméiologique de l'auscultation auriculaire en plaçant son oreille sur celle du patient lors de l'insufflation tubaire. Le procédé fut amélioré au cours des années suivantes, notamment par l’interposition d’un tube d’auscultation entre les deux oreilles.
C'est à Von Trœltsch(1), vers 1860, qu'on doit, l’otoscopie au miroir concave. Cette amélioration fondamentale permettait d’examiner les tympans en libérant les deux mains. Jusqu’alors, les nombreux appareils inventés pour éclairer le conduit, beaucoup plus ingénieux que pratiques, n'étaient guère utilisés; l’otoscopie s’effectuait de préférence à la lumière solaire, nettement supérieure à la lumière artificielle qui restait le seul recours l’hiver ou par temps couvert. Le miroir concave, fixé sur une monture de lunettes avec une articulation, allait être rapidement adopté par les auristes et permettre une étude otoscopique rationnelle de la pathologie auriculaire.
Il a donc fallu attendre la deuxième partie du 19 siècle pour que la pathologie de l’oreille bénéficie d’une méthodologie d’examen qu’elle n’avait pas eue jusqu’alors. Aussi les traitements dont elle “ bénéficiait ” étaient -ils parfois des plus fantaisistes type saignées, purgatifs, sangsues sur les tempes etc. Même les thérapeutiques qui firent preuve d’efficacité tels que cathétérisme tubaire, paracentèse, mastoïdectomie, furent utilisées pour traiter non seulement les divers types d’otite moyenne, mais aussi pour toutes les autres pathologies de l’oreille, et notamment tous les types de surdité. On comprend que les résultats, pour le moins inconstants et parfois dramatiques aient entraîné des prises de position totalement opposées par les plus grands auristes de l’époque.
L'histoire des thérapeutiques instrumentales montre que leur évolution a procédé par bonds, entrecoupés de périodes de calme propices aussi bien aux perfectionnements qu'au rejet de certaines des innovations. S'il est relativement facile de baliser l'histoire des divers procédés thérapeutiques, il en est autrement pour les conceptions de la pathologie dont les cheminements furent souvent beaucoup plus progressifs et l'émergence beaucoup moins spectaculaire.

Les otites, du moyen âge à la modernité
L‘otologie moderne a pris véritablement naissance au 19ème siècle, et plus précisément dans la deuxième partie de ce siècle. Jusqu’alors, l’oreille était considérée comme un organe très complexe, très difficile à examiner, voire inaccessible. Dans le Traité de l’organe de l’oüie de Duverney(2) dont la deuxième édition parut en 1731, on peut lire: “ Il arrive souvent que l’inflammation peut survenir au conduit de l’oüie en deux manières, la première est l’obstruction des glandes qui, en comprimant les vaisseaux, fait que le sang s’arreste et qu’il les déchire; la seconde est l’acrimonie de la cire qui peut déchirer ces mêmes vaisseaux et en faire extravaser le sang....Il arrive parfois dans les vieux ulceres de l’oreille, qu’avec le pus il en sort des vers de grandeur et de figure differente ”. La conception thérapeutique était très simple: “ on remarque que presque dans tous les enfants les oreilles fournissent beaucoup d’humidité, et que cette évacuation leur est très avantageuse, c’est pourquoi on a soin de ne pas l’arrêter, autrement les enfants entreraient dans des mouvements convulsifs et épileptiques. ce qui a fait croire que cette liqueur venait du cerveau... Pour tuer les vers, on met dans l’oreille des choses meres, comme sont les sucs d’absynthe....”.
Itard(3) est probablement le premier médecin français a avoir recours au terme d’otite dans son célèbre “ Traité des maladies de l’oreille ” dont la première édition date de 1822. Mais sa classification des otites était encore très sommaire, même dans la deuxième édition de 1842. L’auriste, premier médecin et prédécesseur de Prosper Menière à l’Institut des Sourds muets de Paris, distinguait les otites externes et les otites internes, selon que la maladie siégeait dans le conduit ou derrière la membrane. L’examen permettait de distinguer deux grands groupes d’otite selon que les stigmates de la maladie étaient visibles en otoscopie ou restaient invisibles. Mais l’otorrhée gardait encore beaucoup de mystère. Itard reconnaissait deux espèces d’otorrhèe purulente: l’idiopathique, et la symptomatique. L’otorrhée purulente idiopathique était la suite naturelle de toutes les inflammations de l’oreille. L’otorrhée symptomatique avait sa source en totalité ou en grande partie en dehors de l’oreille, et notamment à l’intérieur du crâne, réalisant alors l’otorrhée cérébrale. qui pouvait être primitive ou consécutive. Si cette dernière s’expliquait au départ par une origine otitique, il n’en était pas de même pour l’otorrhée cérébrale primitive, survenant sur oreille saine. Le point de départ était supposé une lésion aux dépens du cerveau ou de ses membranes . A la même époque, Kramer(4) consacrait, dans son Traité des maladies de l'oreille paru en 1838, un très long chapitre pour contester cette notion d’otorrhée cérébrale primitive qu’Itard n’était pas le seul à défendre. Ce traité, traduit en France en 1848 par Prosper Menière, peut être considéré comme le premier ouvrage d’otologie moderne en langue française, non seulement par le texte de Kramer, mais aussi par les très nombreux commentaires du traducteur qui en faisaient un traité à eux tout seuls. L'otologiste parisien donnait ainsi ses conceptions de la pathologie de l'oreille moyenne et n'hésitait pas à critiquer vertement Kramer qui, lui-même, avait des opinions très tranchées.
C’est à Kramer qu’on doit la première classification logique des maladies de l’oreille, et partant des otites, selon leur siège par rapport au conduit auditif externe, à l’oreille moyenne, ou à l’oreille interne.
Au cours de cette deuxième partie du 19ème siècle, des médecins se spécialisèrent dans les maladies de l’oreille, les auristes. L’apparition de nombreux ouvrages, de revues spécialisées, de sociétés savantes, ont permis de clarifier les connaissances otologiques, surtout au cours de deux dernières décennies. Si bien qu’à la fin du siècle, les idées étaient relativement claires sur la nosologie des otites moyennes qui étaient schématiquement classées en trois grands groupes: les otites aiguës, les otites moyennes chroniques à tympan fermé, les otites purulentes chroniques.
Ce sont surtout les otites chroniques qui soulevèrent les plus grandes controverses, avant tout pour les otites chroniques à tympan fermé et les otites cholestéatomateuses.

Les otites chroniques à tympan fermé.
Ces otites ont été décrites sous diverses dénominations, notamment "inflammation de la muqueuse de l'oreille moyenne", "engouement de la trompe". Une des premières descriptions cliniques des otites séro-muqueuses parait être celle qu'en fit Prosper Menière dans la traduction du Traité des maladies de l'oreille de Kramer.
"Il manque un point important à la symptomatologie des inflammations de la caisse. M. Kramer, qui blâme si fort les auteurs, ses devanciers ou ses contemporains, à l'occasion du peu de soin qu'ils mettent dans l'examen des parties malades, n'a pas suffisamment exploré le tympan des individus affectés d'engouement muqueux de la caisse. Il aurait certainement vu que, dans la grande majorité des cas, cette membrane prend des caractères particuliers capables d'indiquer la lésion de l'oreille moyenne. Chez tous les enfants d'une constitution lymphatique, le tympan offre une teinte plus ou moins violacée; et dès que la trompe est obstruée, dés que la caisse se remplit de mucus, cette membrane devient d'un rouge foncé et prend bientôt la couleur plombée ou même ardoisée. Il est aisé de voir que cette coloration est la conséquence de la lésion de la caisse et que le feuillet muqueux qui tapisse intérieurement la caisse participe à la maladie de toute la cavité de l'oreille moyenne". Prosper Menière a donc été novateur non seulement dans le domaine de la pathologie de l'oreille interne mais aussi dans celle de l'oreille moyenne.
Au cours des décennies suivantes, l'inflammation chronique de l'oreille moyenne a été le sujet de descriptions plus précises, notamment par Politzer, professeur responsable de la clinique universitaire pour les maladies des oreilles de Vienne qui attirait les O.R.L. du monde entier, dans son "Traité des maladies de l'oreille" (5) paru en 1878. Sous le terme de "catarrhe de l'oreille moyenne", il en brossait parfaitement la séméiologie. Au début du 20ème siècle, Lermoyez (6), chef d’un des deux premiers services officiellement spécialisés en ORL à Paris à la fin du siècle dernier, fortement influencé par l’école de Vienne, décrivait encore le "catarrhe tubaire chronique avec hypersécrétion séro-muqueuse". Mais pendant presque toute la première moitié de notre siècle, cette pathologie inflammatoire chronique de l'oreille moyenne à tympan fermé ne parait guère avoir intéressé les otologistes. Il a fallu attendre l'après-guerre, vers les années 50, pour assister au renouveau de cette pathologie, grâce aux publications d'auteurs américains qui s'intéressaient aux "otites moyennes sécrétoires".
Quant au traitement de ces otites chroniques à tympan fermé, on sut très tôt que la perforation tympanique pouvait améliorer certaines surdités qui devaient très probablement être liées à ce type d’otite. Mais les résultats inconstants, et surtout la rapide récidive, l’avaient fait condamner par certains auristes tels que Kramer. Il en fut de même pour le cathétérisme tubaire et le bougirage de la trompe. La grande innovation fut la réalisation d’une ouverture permanente de la membrane, évitant les myringotomies itératives.
Dés 1845, la mise en place d’une canule en or (7) fut essyé pour maintenir l’ouverture tympanique. Bonnafont (8) proposa dès 1860 plusieurs modèles de canules qui ressemblaient déjà à nos aérateurs modernes. Mais avant la fin du siècle, cette thérapeutique tomba en désuétude. Après avoir été longtemps été oubliée, elle fut réintroduite par Armstrong en 1954 et représente actuellement l’intervention chirurgicale la plus pratiquée chez l’enfant. Il est étonnant de constater qu’une thérapeutique aussi efficace, non pas pour guérir l’inflammation mais pour améliorer l’audition, ait pu disparaître de l'arsenal thérapeutique pendant près de trois quarts de siècle.

Les otites purulentes chroniques.
Si, dans la deuxième partie du 19 siècle, on n’évoquait plus l’otorrée cérébrale, l’otorrhée gardait encore beaucoup de mystère et restait une des hantises des auristes. On connaissait l'aphorisme de William Wilde, le père d’Oscar, “ tant qu'il existe une otorrhée, nous ne pouvons dire où, quand, et comment elle finira, ni où elle conduira ”. Il fallait donc tout mettre en oeuvre pour la combattre, ce qui fit faire des progrès considérable à la chirurgie des otites chroniques au cours de deux dernières décennies du 19ème siècle. C’est essentiellement à partir de cette période que l’otite chronique cholestéatomateuse souleva des controverses qui persisent encore.
Cette “ formation ” épidermique qu’est le cholestéatome a été décrite pour la première fois par Cruveilhier en 1829 sous le nom de tumeur perlée. Mais sa dénomination “ cholestéatome ” par un auteur allemand, J. Muller, en 1838, lui est malheureusement resté car la présence de cristaux de cholestérine est un élément contingent dans la reconnaissance de cette lésion épidermique et prête à confusion avec d’autres affections de l’oreille telle que le granulome à cholestérine. Le nom de kératome a été proposé depuis par Schuknecht, célèbre otologiste et anatomopathologiste américain, mais sans succès.
Ce cholestéatome fut longtemps considéré comme une conséquence et non comme une cause de l'otorrhée. Von Trœltsch dans les années 1860, évoquait la possibilité que l'accumulation du pus puisse donner, selon les circonstances, soit une tuberculose du rocher (il ne faut pas oublier que la découverte du B.K. date de 1882), soit un cholestéatome : "ces tumeurs rondes existent pendant des années à côté d'une otorrhée. Il s'agit probablement de produits inflammatoires qui s'accumulent, se dessèchent, et finissent par former une tumeur solide".
En 1884, Politzer écrivait : " l'obstacle à l'écoulement du pus entraîne tantôt l'accumulation de masses visqueuses gris sale, tantôt l'accumulation de masses épithéliales cholestéatomateuses. Le pus retenu se transforme en une masse grumeleuse qui agit souvent d'une manière corrosive sur les parois de l'oreille moyenne". Pour Lermoyez, en 1902, le cholestéatome était encore une conséquence de la suppuration chronique de l'oreille moyenne et, par un cercle vicieux, l'entretenait à son tour et en aggravait le pronostic et le traitement. Certains auristes appelaient otite desquamative cette otite cholestéatomateuse. On comprend ainsi que pendant les dernières décennies de la fin du siècle dernier , les auristes aient eu comme objectif thérapeutique essentiel d'empêcher l'accumulation du pus. Pour ce faire, ils eurent d'abord recours aux lavages par l'oreille externe et par la trompe; puis, pour rendre ces lavages plus efficaces, ils ont été amenés à enlever les osselets, à réséquer le mur de la logette, à ouvrir la mastoïde et à réaliser “ l’évidement d’oreille ”.
En 1889, un auteur allemand, Bezold (9), apportait la preuve que le cholestéatome se produisait, dans toute une série de cas, par l'invasion de l'épiderme du conduit dans la cavité tympanique. Il avait constaté la coïncidence de masses cholestéatomateuses avec la perforation de la membrane de Shrapnell et pensait qu'une des causes pouvait être la raréfaction de l'air dans l'oreille moyenne. Cette notion constituait un progrès considérable; mais, pendant de nombreuses années, elle s’opposait à d’autres théories telles que l’inclusion épithéliale ou à la métaplasie épithéliale. Les processus pathologiques conduisant à la pénétration de l’épiderme dans l’oreille moyenne ne semblent pas totalement élucidés. Des mécanismes restent obscurs, tels par exemple l’existence de cholestéatomes à tympan fermé qui ne correspondent pas tous à des cholestéatomes congénitaux. Mais dans la plupart des cas, le cholestéatome semble bien constituer une des modalités évolutive de la maladie otitique.

Les otites moyennes aiguës et la maladie otitique
C’est le chapitre d’actualité des “ otites ”. Jusqu’à une époque récente, les différentes formes cliniques d’otite moyenne paraissaient des entités bien séparées. Il n’en est plus de même maintenant car il semble que l’atteinte première de la muqueuse de l’oreille moyenne au cours d’une otite aiguë puisse déterminer différents types évolutifs : otite séromuqueuse, otite muqueuse à tympan ouvert, poches de rétraction, cholestéatome. L’histoire des otites n’est pas terminée car si on sait à peu près traiter les différents types d’otites, on reste encore très impuissant pour enrayer dés le début le processus otitique, ce qui constitue certainement un grand défi.

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1-Trœltsch (Von) A. Traité pratique des maladies de l’oreille. (traduction française). Paris : Adrien Delahaye , 1870:553 pp
2-Du Vervey . Traité de l’organe de l’ouie. Leide: Joh. Arn. Langerak,
1731:196 pp
3-Itard J-M-G Traité des maladies de l’oreille et de l’audition. Paris :Librairie médicale de Méquignon-Marvis fils ,1842:538 pp
4-Kramer G. Traité des maladies de l’oreille. Traduction par Prosper Menière. Paris : Germer Baillière , 1848:532 pp
5-Politzer A. Traité des maladies de l’oreille. (traduction française) Paris : Octave Doin , 1884:771 pp
6-Lermoyez M., Boulay M. Thérapeutique des maladies de l’oreille (en deux volumes). Paris : Octave Doin , 1901; vol.I: 436 pp, vol.II: 394 pp
7-Lévi M. Des divers moyens proposés pour maintenir ouverte une perforation chirurgicale de la membrane. Annales des maladies de l’oreille et du larynx.1975;1:349-356
8-Bonnafont J.P. Traité théotique et pratique des maladies de l’oreille et des organes de l’audition Paris : J.B. Baillière et fils, 1860: 665 pp
9-Bezold F. Cholesteatoma, perforation of shrapnell’s membrane, and occlusion of the tubes. An ætiological study. Archives of otolaryng. 1890;19:232-254