Les trois jeunes filles de Prosper Menière


À trois reprises, Prosper Menière a évoqué l’observation d’une jeune fille qui, au cours d’un voyage en hiver sur une voiture découverte, au temps de ses règles, fut frappée brutalement de "surdité complète". Ces trois observations furent publiées en 1848, en 1853 et en 1861. Elles semblent se rapporter à la même personne, mais elles diffèrent notablement puisque celles de 1848 et de 1861 rapportent une issue fatale en quelques jours, et que la jeune sourde de 1853 survécut plusieurs années. Cette absence de rigueur dans l’évocation de ces observations s’explique aisément lorsqu’on sait qu’elles se rapportaient à une histoire vécue alors que P. Menière était chef de clinique du Professeur Chomel en 1834-1835, sans préoccupation particulière pour les maladies des oreilles à cette époque. Dans sa publication de 1861(3) qui bouleversa tant les conceptions concernant les vertiges labyrinthiques et qui valut à P. Menière de laisser son nom dans l’histoire de la médecine, l’observation de la “ jeune fille ” commence ainsi : “ J’ai parlé ailleurs, il y a longtemps, d’une jeune fille… ” . Cet “ ailleurs ” est le Traité des maladies de l’oreille de Kramer dont la traduction (1) par P. Menière parut en 1848. Ce livre comporte de nombreux ajouts et commentaires du traducteur. On peut lire page 397 l’histoire de la jeune fille “ frappée de surdité complète, absolue, dans le court espace de quelques heures. Voyageant sur une voiture découverte, elle fut exposée, la nuit, à un froid très vif dans le temps de ses règles, et l’ouïe fut perdue sans que les oreilles eussent été le siège de douleurs. La mort qui survint me permit promptement de disséquer avec soin les deux temporaux ”.

En, 1861, la Gazette médicale du 21 septembre 1861 publiait un “ Mémoire sur des lésions de l’oreille interne donnant lieu à des symptômes de congestion cérébrale ” (3). Cette publication peut être qualifiée de "princeps" puisqu’elle correspond à la lecture de Menière devant l’Académie de médecine faite le 8 janvier précédent.  Le bulletin de l’Académie ne lui avait réservé qu’un bref résumé avec un titre quelque peu différent de celui de la publication dans la Gazette médicale: “ Sur une forme de surdité grave dépendant d’une lésion de l’oreille interne ” . Le mémoire de 1861 commence par l’histoire très détaillée d’un “ homme jeune et robuste, qui éprouve, sans cause apparente, des vertiges, des nausées, des vomissements…étourdi, était tombé à terre sans pouvoir se relever…couché sur le dos, il ne pouvait ouvrir les yeux sans voir les objets environnants tourbillonner dans l’espace….Des accidents de même nature s’étant reproduits à plusieurs reprises, causèrent de graves inquiétudes, d’autant qu’entre chaque crise, il restait une disposition aux vertiges….Le patient ne tardait pas à signaler l’apparition de certains phénomènes, par exemple des bruits dans les oreilles souvent très forts, très persistants, et puis l’ouïe s’affaiblissait d’une manière notable d’un côté, quelques fois même des deux côtés…. et c’est à cette occasion que l’on avait recours à un médecin s’occupant plus spécialement des maladies d’oreilles… ”. Cette très minutieuse description correspond parfaitement à la maladie de Menière telle qu’elle est décrite à notre époque, avec l'atteinte auditive uni- ou bi-latérale . Il ne manquait que la recherche du nystagmus qu'in ne pouvait découvrir car les patients consultaient en dehors des crises, "la jeune fille" exceptée, pour les troubles auditifs et non pour les vertiges retrouvés seulement par l'interrogatoire. L’histoire de la “ jeune fille ”  racontée en 1861 est beaucoup plus succincte , rapportée en quelques lignes: “ …elle éprouva par suite d’un froid considérable, une surdité complète et subite. Reçue dans le service de M. Chomel, elle nous présenta comme symptômes principaux des vertiges continuels, le moindre effort pour se mouvoir produisait des vomissements, et la mort survint le cinquième jour ”. La publication se poursuivait par des considérations générales et une autre observation d'un médecin souffrant aussi d'accès intermittents.  La publication se terminait par un "certain nombre de propositions….Un appareil auditif, jusque là parfaitement sain, peut devenir tout à coup le siège de troubles fonctionnels consistant en bruits continus ou intermittents…s'accompagnant  bientôt d'une diminution plus ou moins grande de l'audition…Ces troubles fonctionnels ayant leur siège dans l'appareil auditif interne peuvent donner lieu à des accidents réputés cérébraux, tels que vertiges, étourdissements..accompagnés de vomissements. Ces accidents qui ont la forme intermittente, ne tardent pas à être suivis de surdité plus ou moins grave".  Il n'existait donc aucune équivoque quant à l'évolution  paroxystique de cette maladie pour Prosper Menière.

 

Et l’histoire de la jeune fille de 1853 ?

Elle a été narrée par Prosper Menière dans son traité De la guérison de la surdi-mutité et de l'éducation des sourds-muets ( 2, pages 384-385 ). L'auteur la proposait alors comme exemple de surdité d'origine nerveuse, apparue brutalement et définitive. "Une jeune fille de bonne santé monte, en hiver, sur l'impériale d'une diligence; elle avait ses règles; le froid était vif, surtout pendant la nuit. Elle arrive à Paris après quarante-huit heures de voyage; elle est tout étourdie, chancelante; comme hébétée; elle se plaint de céphalalgie, de bourdonnements d'oreilles; le flux menstruel a cessé; elle n'entend pas , elle distingue à peine les bruits des paroles; on emploie toutes les ressources de l'art  pour remédier à ces accidents divers; la santé générale se rétablit, mais l'ouïe reste perdue, abolie complètement, et cependant l'exploration la plus attentive de toutes les parties accessibles de l'oreille n'y fait découvrir aucun changement morbide, et depuis plusieurs années le mal a persisté au même degré, en dépit de tout ce qu'on a pu faire pour le combattre".

Dans cette observation de 1853, la victime de la profonde surdité était "tout étourdie, chancelante", mais elle survécut car elle était encore sourde plusieurs années après l'apparition de l'épisode aigu. Si le mot vertige n'y apparaissait pas, la description ne laisse guère de doute sur leur existence.

 

Que peut-on en déduire ?

Que plus de 25 ans après avoir reçu en urgence cette malheureuse jeune fille alors qu'il était chef de clinique, Menière se souvenait encore de son observation qui l'avait frappé et pour laquelle il avait pu faire une étude anatomique. Elle lui permettait d’apporter la preuve de l’origine labyrinthique de vertiges. Le souvenir était imprécis. L’existence de vertiges n’étaient pas évoquée en 1848. De même, la description des lésions anatomiques différait notablement entre les deux descriptions. Dans l'observation de 1848,  les lésions occupaient tout le labyrinthe, alors qu'elles se limitaient aux canaux semi-circulaires  sans atteinte du limaçon lors de la lecture académique de 1861.

Pour satisfaire aux exigences anatomo-cliniques de l'époque, Menière a certainement voulu apporter une preuve anatomique aux vertiges qu’il décrivait comme étant liés à des maladies des oreilles. Il est intéressant de savoir que Menière prétendait à une certaine compétence  en anatomie-pathologie car, en avril 1858, il avait posé sa candidature à l’Académie de médecine en remplacement d'Auguste Chomel, son ancien patron à l'Hôtel-Dieu, dans la section d’anatomie pathologique. On lui préféra Charles Denonvilliers qui avait publié en 1855 un Traité des maladies des yeux. Pour la maladie que Menière décrivait, ses moyens se trouvaient très limités quand on sait que  les publications du  créateur de l'histologie pathologique, Rudolf Virchow, datent de la fin des années 1858-60, et que les lésions histologiques de la Maladie de Menière ne furent observées pour la première fois qu'en 1938 par Hallpike et Cairns .

La maladie de Menière

Pendant la première moitié du XXe siècle, cette observation de la “ jeune fille ” fut souvent considérée comme l’observation princeps par les otologistes français. C’est ainsi qu’en 1928, Henri Bourgeois, célèbre ORL des hôpitaux de Paris, écrivait son Précis de pathologie chirurgicale  (5ème éd.Tome II, p. 383 ): “ Ménière observa le syndrome dont il porte justement le nom chez une jeune fille à l’autopsie de laquelle il découvrit une hémorragie dans le labyrinthe… L’extravasation du sang dans l’oreille interne se traduit par le syndrome de Ménière le plus typique ”. C’était la forme apoplectique de la maladie de Menière. Puis l’auteur décrivait une “ forme commune ”, en expliquant “ On décrit également une forme paroxystique qui se traduit par une succession de crises… ”, correspondant à la Maladie Menière telle qu’on la conçoit maintenant, ..et telle que la décrivait Prosper Menière avec moult détails dans sa lecture à l’Académie de médecine en janvier  1861.

Dans les décennies suivant la disparition de Menière, la plupart des auteurs s'en tenaient à la première observation, celle de "l'homme jeune et robuste".." qui semble toujours d'actualité. Simon Duplay, agrégé de chirurgie, chirurgien de l'Hôpital Saint-Antoine, dans le Traité de pathologie externe de Follin et Duplay paru en 1875, évoquait ainsi les vertiges, " ces divers phénomènes durent un temps variable, parfois très court, quelques minutes, un quart d'heure, quelques jours au plus. Puis le malade revient à la santé, ou conserve seulement une tendance au vertige mais l'ouïe est complètement perdue, ou du moins très affaiblie d'un seul ou des deux côtés à la fois ; il est aussi habituel, lorsque la surdité n'est pas complète, de voir les bourdonnements persister avec une grande intensité… Les mêmes phénomènes se reproduisent tôt ou tard, tantôt après un mois, tantôt après une ou plusieurs années, et à chaque nouvelle attaque, les bourdonnements et la surdité augmentent jusqu'à ce que l'ouië soit totalement abolie." On retrouve la même description dans la thèse d'Édouard Voury , élève de Charcot, soutenue en 1874. Émile Ménière, le fils de Prosper, dans son Manuel d'otologie clinique paru en 1895, décrivait la symptomatologie de la maladie en reprenant l'observation de " l'homme jeune et robuste…", et non pas l'observation anatomo-clinique de la jeune fille  morte en quelques jours.

C'est probablement à Jules Ladreit de Lacharrière Ladreit qu'on doit le revirement dans la conception de la maladie de Menière.  Il écrivait en 1882, dans le Dictionnaire encyclopédique des Sciences Médicales : " Ce fut en 1861 que Paul (sic)  Ménière, mon illustre devancier à l'Institution Nationale des Sourds Muets présenta à l'Académie…." . Puis il donnait sa conception de la maladie de Menière dans un chapitre intitulé Hémorragie labyrinthique ou Maladie de Ménière . En 1908, Maurice Lannois et Fleury Chavanne reprenaient cette conception dans un rapport devant la Société Française d'Oto-Rhino-Laryngologie, sur les Formes cliniques du syndrome de Ménière . Ces deux O R L lyonnais commençaient leur rapport ainsi : " On est un peu désorienté et bien près d'être pris de vertige en contemplant, du haut du monceau des publications auxquelles il a donné naissance, le cadre nosologique que l'on est convenu d'appeler maladie de Ménière".  Puis les auteurs constataient : " Et tout fut entassé dans un cadre unique indifféremment appelé vertige auriculaire, vertigo ab aure læsa, vertige labyrinthique, maladie de MénièreMaladie de Ménière! On était loin pourtant de l'affection univoque de 1861". Et les rapporteurs concluaient: "" La forme apoplectiforme du syndrome de Ménière traduit une hémorragie labyrinthique. Le syndrome apoplectiforme non traumatique… Cette forme correspond à celle primitivement décrite par Ménière, c'est à elle seule que l'on aurait dû appliquer historiquement la dénomination de maladie de Ménière".

 

Que peut-on conclure ?

 La confrontation de ces trois observations montrent des circonstances peu banales mais quasi identiques. Le hasard peut-il être invoqué ? Une confusion entre plusieurs observations paraît plus vraisemblable, de nombreuses années après la première observation au cours des années 1834-1835.  On comprend que Prosper Menière ait pu oublier des éléments de la véritable histoire de la "jeune fille", reconstituée de mémoire, et adaptée pour mieux convaincre dans trois circonstances différentes.



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On comprend moins bien que, pendant près d’un demi-siècle, certains otologistes se soient fixés sur l'observation de la “ jeune fille ” pour décrire la clinique de la maladie de Menière. L'histoire clinique de cette observation est probablement la plus discutable parmi la dizaine d'observations publiées par Prosper Menière au cours de l'année 1861.  La simple lecture du résumé de la publication de la Gazette médicale  ou du Bulletin de l'Académie de médecine semble pourtant sans équivoque. Était-ce de la compassion pour la tragique histoire de la "jeune fille"? L'aspect scientifique de l'observation anatomo-clinique?

1.    Kramer G. Traité des maladies de l'oreille. Traduit de l’allemand, avec des notes et des additions nombreuses par le Docteur P. Menière, Médecin de l’Institution des sourds-muets de Paris, agrégé de la Faculté de médecine, etc, etc, Paris, 1848, Germer Baillière, 532 pages.

2.    De la Guérison de la surdi-mutité et de l'éducation des sourds-muets, exposé de la discussion qui a eu lieu à l'Académie impériale de médecine. Paris, Germer Baillière, 1853, 408 pages.

3.    Mémoire sur des lésions de l'oreille interne donnant lieu à des symptômes de congestion cérébrale apoplectiforme. Lu à l'Académie impériale de médecine dans la séance du 8 janvier 1861. Gazette médicale de Paris, 21 septembre 1861:597-601.  

Ces documents sont accessibles sur le site internet  de la BIUM de Paris, 1 et 3 sur la partie ORL: http://194.254.96.19/histmed/medica/orl.htm
et 2, dans le Dictionnaire des maladies éponymiques et des observations princeps
http://194.254.96.19/histmed/medica/maladies.htm