Le microscope opératoire et Maurice Sourdille.


Le terme de "microscope opératoire " pour désigner l'appareil optique permettant la réalisation de la microchirurgie s’est imposé dans le langage habituel. Il laisse supposer qu'il est possible d'opérer avec un microscope. Or, le système optique qui définit un microscope a pour résultat de donner une image se déplaçant en sens contraire de l'objet, ce qui paraît incompatible avec le geste chirurgical. Pour réaliser la microchirurgie, l'opérateur utilise une loupe binoculaire éclairante. Cette ambiguïté de terme "microscope opératoire" provient probablement du titre des premières publications en 1922 sur ce sujet par Gunnar Hölmgren et Carl Olaf Nylén son assistant. Ces deux otologistes de Stockholm furent semble-t-il les premiers chirurgiens à avoir publié sur l’intérêt de recourir à un microscope au cours d’une intervention.
On peut lire dans les comptes-rendus des séances du Xème Congrès International d'Otologie qui s'est tenu à Paris en juillet 1922, les communications de chacun des deux otologistes suédois sur l'intérêt du microscope en chirurgie de l'oreille. Hölmgren avait intitulé sa communication " opérations sur le temporal à l’aide de la loupe et du microscope". Le compte-rendu très détaillé (1) commence par l'intérêt mais aussi les limites d’une loupe binoculaire. " Depuis plus d’un an, dans les opérations radicales d’otite, je me sers d’une loupe binoculaire dans le curettage de la caisse au cours des “ opérations radicales d’otite ". Il s'agissait des lunettes-loupe utilisées par Allvar Gullstrand, célèbre ophtalmologiste de Stochholm (Prix Nobel 1911). Son emploi nécessitait une bonne pratique car la distance opérateur-champ opératoire devait être constante, à 25 cm, "inconvénient qui doit croître beaucoup avec l'agrandissement optique croissant" soulignait l'auteur. De plus, " l’opérateur voit avec un grossissement de deux diamètres en regardant à travers le centre de l’instrument. S’il regarde les parties périphériques, il le voit sans grossissement ". Malgré ces imperfections, Hölmgren précisait que dans sa clinique de Sabbatsberg, " la loupe est obligatoire dans l’acte terminal de toute opération de ce genre .... Cependant, cet artifice a aussi ses limites et comme il est évident qu’avec un grossissement plus fort encore, la technique pourrait être poussée plus loin, je me suis demandé si le champ opératoire ne pourrait pas être rendu plus accessible à un grossissement plus considérable. Pour ce but, suivant une bonne idée de mon assistant, M. Nylén, j’ai cherché à utiliser un microscope et j’ai trouvé dans le commerce un microscope binoculaire qui permettait d’inspecter avec un grossissement plus considérable encore, sur le vivant, la paroi interne de la caisse et qu’ainsi, on peut exécuter avec une très grande sécurité des opérations qui sont techniquement impraticables sans artifices empruntés à l’optique ".
La description de l’appareil est très succincte. Plus tard, Maurice Sourdille apporta des précisions intéressantes. On apprend seulement qu’il s’agissait " d’un microscope binoculaire de Zeiss ", qu’il donnait un grossissement de neuf diamètres ou plus, qu’il disposait d’un système de fixation à la table d’opération, et que l’éclairage était donné soit directement par une source lumineuse placée tout près de l’objectif, soit par l’intermédiaire d’un miroir réglable placé sur l’objectif. Hölmgren faisait suivre la partie descriptive des moyens grossissants par un paragraphe consacré aux " instruments pour les opérations microscopiques " comprenant notamment " des stylets délicats, de fines curettes, un petit appareil à fraiser ". Après la description du matériel, la deuxième partie du compte-rendu est consacré aux diverses opérations possibles, tant sous la loupe que sous le microscope.
Grâce à cet appareil, Hölmgren expliquait " qu’au cours d'une intervention pour otite chronique, il avait pu apprécier la mobilité et l'aspect de l'étrier du ligament annulaire, et en particulier inspecter la membrane de la fenêtre ronde et ses mouvements par pression sur la platine de l'étrier."
Dans le "catarrhe chronique sec de l'oreille moyenne", l'appareil lui permettait "après ablation du tympan, du marteau et de l'enclume, d'enlever le mucopérioste épaissi du promontoire, fraiser la capsule labyrinthique sur une étendue assez considérable entre la fenêtre ovale et la fenêtre ronde, mettre à nu le labyrinthe membraneux sur une étendue correspondant aux dimensions de la fenêtre ovale et recouvrir la fenêtre labyrinthique artificiellement créée par une autoplastie au moyen de la membrane aussi mince que possible, formée soit par un lambeau de Thiersch ou de mucopérioste provenant par exemple du sinus maxillaire ou d'une grande cellule de la mastoïde. On peut aussi créer la fenêtre labyrinthique artificielle sur l'un des canaux semi-circulaires et la recouvrir de façon analogue ou avec la membrane mucopériostée qui tapisse l’antre mastoïdien". Pour l’otosclérose, Hölmgren réalisait le même type d’intervention de " fenêtre artificielle " entre les fenêtres, ou sur le canal latéral, en recouvrant la fenêtre par un lambeau mucopériosté de voisinage. L’auteur terminait ainsi : "Je réserverai mon jugement sur les résultats qu’on peut obtenir de cette façon....Bien que les résultats auditifs, par manque d’observation, ne soient pas définitivement précisés, on doit cependant constater que les micro-opérations à la paroi labyrinthique sont un progrès dans la technique opératoire ". On sait depuis que les bons résultats de ces interventions fonctionnelles furent éphémères et que c’est l’invention du lambeau tympanoméatal par Maurice Sourdille pour recouvrir la fenêtre artfificielle qui permit de procurer des résultats stables et donc de permettre la diffusion de cette " fenestration ".
Quant à Nylén, dans le compte-rendu (2) beaucoup plus court que celui de son Chef de service Hölmgren, il expliquait comment il avait eu l'idée d'utiliser un microscope pour opérer. Dès le début de 1921, il avait eu recours à un " microscope à mensuration de Brinell donnant un grossissement de 10 à 15 fois " pour observer les rochers. Il eut l'idée d'utiliser ce microscope dans une cavité opératoire d'un cas opéré pour otite chronique avec fistule labyrinthique dans lequel la fistule était à peine visible à l'œil nu.
Dans le but de pouvoir utiliser un microscope avec grossissement plus fort, Nylén eut recours à une fixation du microscope au rebord osseux de la cavité opératoire. Il fit donc construire, à cette fin, un autre microscope connu sous le nom de "Nylén-Person" en 1922, ficelé sur les bords de la cavité opératoire. Il pouvait donner des grossissements de 10 à 235 fois. C’est beaucoup plus tard, en 1954 (3), que l’auteur donna des précisions sur les deux appareils qu'il avait utilisés, concernant en particulier la distance de travail qui était respectivement de 6cm pour le premier microscope, et de 2cm pour le deuxième. Mais soulignait Nylén, "la question de l'éclairage présente pas mal de difficultés, surtout pour les forts grossissements, et les dispositifs, dans ce but, n'ont pas été suffisants; c'est pourquoi on est en train d'élaborer un nouveau système".
La lecture de ces compte-rendus est fort instructive. Hölmgren lui-même reconnaît que l'idée d'opérer les oreilles sous microscope revient à Nylén. Elle montre clairement que les appareils utilisés ne permettaient qu'un examen statique du champ opératoire avec les appareils de Nylén, et tout au plus des gestes très limités avec l'appareil de Hölmgren. Enfin, la terminologie de Hölmgren concernant son "microscope opératoire" qui n'était en fait qu'une loupe binoculaire, lui permettait de le différencier des "loupe-lunettes " de Gullstrand qu'il utilisait par ailleurs et qu'il appelait aussi "loupe binoculaire". Mais ces comptes-rendus ne donnent probablement pas la part réelle jouée par Gullstrand dans cette nouvelle conception d'opérer. Plus tard, Nylén (3) expliqua que Hölmgren fut incité à utiliser les "loupe-lunettes " par son ami ophtalmologiste. De même, Maurice Sourdille apporta des informations intéressantes sur le premier "microscope opératoire" de Hölmgren.
Depuis son internat chez Marcel Lermoyez et la soutenance de sa thèse sur "l'atticotomie transmastoïdienne" soutenue 1915, Maurice Sourdille montrait le plus vif intérêt pour l'oreille. Il fit paraître en 1917, avec Henri Bourgeois dont il était l’assistant à l’hôpital Laënnec, un livre sur " Otites et surdités de guerre ". Il connaissait les travaux de Hölmgren qu'il avait pu écouter à Paris lors du congrès de 1922. Il obtint en 1924 une mission de quelques semaines à Stockholm et à Upsala auprès des Professeurs Hölmgren et Barany. On peut lire dans ses Titres et Travaux des observations instructives sur ce voyage (4). "Le Professeur Gunnar Hölmgren, dont le service ORL du Sabbatsberg Sjukhus était situé dans le même pavillon, à l'étage au-dessus du Service d'Ophtalmologie du Professeur Gullstrand, eut l'idée d'adopter la loupe binoculaire de ce dernier et son microscope cornéen, pour résoudre, au cours des opérations auriculaires, les difficultés semblables aux miennes. Il s'en servit même pour opérer quelques cas d'otosclérose, suivant les recommandations du Professeur Barany, Prix Nobel, son collègue voisin d'Upsala....Pour me satisfaire, le Professeur Hölmgren opéra devant moi à la loupe et au microscope quelques cas banals d'évidement, mais surtout deux cas d'otosclérose. Ce fut pour moi une révélation d'assister à un retour spectaculaire de l'audition dès l'ouverture d'un canal semi-circulaire externe. Pendant 15 jours, j'en ai guetté l'évolution, malheureusement éphémère. Je rendis visite également à Upsala au Professeur Barany, le promoteur de l'idée opératoire. Il m'incita à la prudence, ayant eu un accident infectieux mortel. Je rentrai à Nantes avec loupe et microscope dans ma valise et le sentiment qu'une ère nouvelle de l'otologie venait de s'ouvrir. Mais, à la réflexion, ce n'était encore que l'aube d'un beau jour. La chirurgie microscopique n'était pas tout....."
De retour à Nantes où il avait été nommé au concours "professeur suppléant de clinique chirurgicale et de pathologie externe ” à l'École de médecine, Sourdille entreprit ses recherches pour améliorer les résultats de l'intervention qu'il avait vu exécuter par Hölmgren et qui allait s'appeler la fenestration. "En 1935, au Congrès ORL de Paris, quand je produisis le rapport dont j'avais été chargé sur "le traitement chirurgical de l'otospongiose", il se basait sur un total de plus de 300 opérations. Mais l'abondance des détails techniques, des instruments nouveaux, des précautions pré et post-opératoires fut assez mal interprétée"(4).
Dans ces détails, on peut y découvrir la description de la première loupe binoculaire éclairante, permettant la microchirurgie moderne de l'oreille. Maurice Sourdille racontait (5) comment il avait été amené à abandonner le microscope binoculaire de Zeiss avec le pied-support de Hölmgren. "Il peut servir au cours de l'opération pour des vérifications intermittentes, mais non pour effectuer un travail opératoire continu sous son contrôle. Sa netteté et sa luminosité sont très grandes. Pour les recherches ou exercices de laboratoire, il est excellent. Mais pour l'opération, il y a un gros inconvénient : sa distance frontale de 7,5cm y est beaucoup trop courte....Il ne reste entre l'objectif et les bords de la plaie que 2 à 3cm pour manier les instruments. Il est très difficile de le faire sans toucher, à un moment donné, quelques points de l'appareil."
J'ai donc étudié et fait réaliser un autre dispositif. J'utilise la loupe binoculaire de Zeiss n° 12 avec un objectif donnant un grossissement de 10 diamètres pour une distance frontale de 25cm. On peut obtenir 20 diamètres et même 40 avec une distance frontale respectivement de 20 et 15cm. Il permet donc un maniement facile des instruments dans la plaie... J'ai remplaçé l'éclairage inférieur unique et réfléchi du Professeur Hölmgren par un éclairage supérieur doublé direct, en utilisant deux lampes de l'ultropack de Leitz, montées sur rotule. J'obtiens ainsi un éclairage parfait ou croisé convergent, sans ombre portée des bords de la plaie ni des instruments. J'ai fait enfermer toute la partie inférieure de ce dispositif dans une sorte de carter métallique stérilisable, percé seulement de l'orifice nécessaire pour le passage des rayons lumineux. Je peux ainsi, au cours de l'opération, toucher l'appareil, le prendre à pleines mains pour le déplacer selon les besoins, sans contrevenir aux règles d'une bonne asepsie. Enfin, j'utilise comme support le grand pied de Zeiss, fixé à la table d'opération. J'ai remplacé les articulations principales, n'agissant chacune que dans un seul plan, par deux articulations à genouillère qui donnent une grande facilité pour la mise en place.(5)"
Ce rapport de 1935 fut réédité en 1948. L'opérateur l'avait complété par un addendum concernant notamment l'emploi des appareils optiques grossissants(6). "Personnellement, j'ai conservé ma lunettes-loupe de trois diamètres construite par Zeiss, plus mon microscope de Zeiss de grossissement de 8 à 10 diamètres avec éclairage à deux lampes convergentes, le tout en carter stérilisable. Mais à l'exemple de Shambaugh, j'ai augmenté la course de la crémaillère et monté l'ensemble, microscope et pied-support sur chariot indépendant de la table d'opération."
Lorsqu'en 1954, C. Nylén écrivit l'histoire du microscope opératoire, il fit référence pour Maurice Sourdille à la réédition en 1948 du rapport de 1935. Dans la longue liste chronologique des microscopes, celui de Sourdille se trouvait ainsi relégué à la 13ème place, loin derrière ceux de Tullio (1938), Cawthorne (1938) et Shambaugh (1942).
Si on replace dans sa réalité historique la description par Maurice Sourdille de son microscope en 1935, il se situe alors juste après les deux microscopes de Nylén et celui de Hölmgren. C'est bien sûr à ces auteurs qu'il faut attribuer le mérite d'avoir utilisé pour la première fois un appareil à fort grossissement lors d'une intervention d'oreille. A plusieurs reprises ( 3, 7 ) , Nylén a rappelé qu’il fut le premier à recourir à un microscope au cours d’une intervention chirurgicale, au cours du printemps 1921. Les deux appareils qu’il utilisa constituaient certainement un apport intéressant pour l’étude sur les animaux mais avaient un intérêt très limité pour la pratique chirurgicale. Hölmgren a reconnu explicitement l’antériorité de son assistant pour le concept de chirurgie sous microscope ; la loupe binoculaire qu’il emprunta à son collègue Gullstrand en l’adaptant à la chirurgie de l’oreille constituait une amélioration pour la microchirurgie. Mais les réflexions de Maurice Sourdille aident à comprendre les limites de ces appareils qui constituaient surtout un complément aux lunettes-loupe pour examiner la plaie opératoire, une fois la cavité opératoire effectuée, et permettaient tout au plus quelques gestes très limités.
C'est donc à Maurice Sourdille que l'on doit la première description d'un véritable microscope opératoire permettant de réaliser toute une intervention grâce à une distance de travail de 25cm. Au total, la paternité du microscope opératoire paraît partagée entre Gullstrand qui inventa la lampe à fente et fut probablement le conseiller de Hölmgren dans sa recherche du grossissement opératoire, Nylén qui eut l'idée de recourir à un microscope au cours d'une intervention d'oreille, Hölmgren qui utilisa le premier une loupe binoculaire opératoire, et Sourdille qui créa la première loupe binoculaire véritablement conçue pour la microchirurgie.
Quant à la dénomination " microscope opératoire " pour désigner la loupe binoculaire éclairante permettant la microchirurgie, on peut lui prédire un long avenir. En l’appelant ainsi, Hölmgren permettait de la différencier des " loupe-lunettes " qui gardent encore des partisans pour certaines interventions. Cette appellation est entrée dans la pratique chirurgicale. Seuls, quelques esprits éclairés et curieux mais non chirurgicaux s’interrogent sur l’art d’opérer avec un véritable microscope.

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1. Hölmgren G. Opérations sur le temporal à l’aide de la loupe et du microscope. Comptes-rendus des séances du XX Congrès international d’otologie. (Paris, 19-22 juillet 1922). Tome II :303-316
2. Nylén C-O . Quelques observations au moyen de la loupe et du microscope, en particulier dans les fistules labyrinthiques et au niveau des fenêtres labyrinthiques pendant et après l’évidement pétro-mastoïdien. Comptes-rendus des séances du XX Congrès international d’otologie. (Paris, 19-22 juillet 1922). Tome II :317-319
3. Nylén C-O . The microscope in aural surgery, its first use and later development. 1954 ; Acta Otolaryng supp. 116 :226-240
4. Sourdille M. Titres,services et travaux scientifiques 1959
5. Sourdille M. Traitement chirurgical de l’otospongiose. in Rapport du congrès de 1935 de la Société Française d’Oto-Rhino-Laryngologie. Paris Imprimerie Chantenay Eds., 1935, 142 p. Le problème chirurgical p.65-70
6. Sourdille M. Traitement chirurgical de l’otospongiose. Paris Masson Eds. 1948, 253 p. Addendum :le problème chirurgical p.221-222
7. Nylén C-O . The otomicroscope and microsurgery. Acta Otolaryng 1972 ;73 :453-454


Microscope de Nylen





Microscope stéréoscopique de Holmgren
Eclairage réfléchi inférieur et pied-support





Microscope opératoire de Sourdille
Loupes stéréoscopiques Zeiss n°12
Eclairage convergent supérieur
Carter stérilisable et pied-support à genouillère.





Microscope opératoire de Sourdille
Mise en place sur la table opératoire (1935)