Prosper Menière  et les vertiges

Dans le Bulletin de l’Académie Impériale de Médecine du 31 janvier 1861, relatant la séance du 8 janvier 1861, on peut lire sous le titre de : " Sur une forme de surdité grave dépendant d'une lésion de l'oreille interne ", l'extrait par l'auteur :" L'auteur résume ce travail à un certain nombre de propositions :

1- Un appareil auditif jusque-là parfaitement sain, peut devenir tout à coup le siège de troubles fonctionnels consistant en bruits de nature variable, continus ou intermittents, et ces bruits s'accompagnent bientôt d'une diminution plus ou moins grande de l'audition.
2-  Ces troubles fonctionnels, ayant leur siège dans l'appareil auditif interne, peuvent donner lieu à des accidents réputés cérébraux, tels que vertiges, étourdissements, marche incertaine, tournoiement et chute, et de plus ils sont accompagnés de nausées, de vomissements et d'un état syncopal.
3-  Ces accidents, qui ont la forme intermittente, ne tardent pas à être suivis de surdité de plus en plus grave, et souvent l'ouïe est subitement et complètement abolie.
4-  Tout porte à croire que la lésion matérielle qui est cause de ces troubles fonctionnels réside dans les canaux demi-circulaires"

On retrouve dans cet extrait les éléments fondamentaux de la maladie de Menière telle qu’on la connaît actuellement avec la triade associant vertiges intermittents, bourdonnements, et surdité d'aggravation progressive. Cette filiation semble évidente. Or, pendant près d’un siècle, l’éponyme Menière a eu de multiples significations, surtout en France, où la littérature faisait état de Symptôme de Menière, Syndrome de Menière, Vertige de Menière, et même de néologismes comme méniérique, méniériforme. Ce véritable imbroglio avait incité certains auteurs à déconseiller vivement de recourir au nom de l’illustre otologiste.

Pour bien comprendre le retentissement des nouvelles conceptions de Prosper Menière concernant les vertiges, il importe d’abord d’essayer de faire le point sur l’état des connaissances concernant l’oreille interne au moment de la lecture académique, ainsi que sur les notions de vertiges et d’apoplexie. 

Les connaissances sur le labyrinthe au moment de la lecture académique de Prosper Menière 

Les travaux de Flourens

Ils eurent certainement un impact important sur Prosper Menière puisqu’il en fit référence dans sa lecture à l’académie de Médecine de 1861. Pierre Flourens, professeur de physiologie comparée au Muséum d’histoire naturelle de Paris, avait entrepris une série de travaux dès 1822 sur l'ensemble de l'oreille interne des oiseaux, et particulièrement sur celle des pigeons. Dans son livre Recherches expérimentales sur les propriétés et les fonctions du système nerveux dans les animaux vertébrés, dont la deuxième édition (14) parut en 1842, il rapportait ses expériences et donnait ses conclusions, tant pour l'audition que pour l'équilibre. Ses études sur les " conditions fondamentales de l'audition " le conduisirent à estimer que la partie essentielle pour l'audition était le limaçon. Pour le labyrinthe postérieur, P. Flourens concluait que " bien que les phénomènes qu'amène la section des canaux semi-circulaires aient une analogie très marquée avec les phénomènes du cervelet, ces deux ordres de phénomène n'en sont pas moins distincts". Mais il ne voyait alors dans les canaux semi-circulaires que des organes périphériques affectés à la coordination des mouvements qu’ils régularisent ou modèrent, et n’intervenant qu’à ce titre dans l’équilibre. Ses idées mirent de nombreuses années avant d'être adoptées par les médecins, tant elles bouleversaient les notions anciennes.

C'est ainsi que G. Kramer écrivait en 1836 dans l’introduction de son Traité (22, page 26) : " L’anatomie semble arrivée à la perfection… La physiologie de l’organe acoustique est beaucoup moins avancée. On a essayé, mais vainement, de déterminer le mode d'action de chacune des parties qui constitue cet appareil si compliqué."
Beaucoup plus tard, dans son Traité pratique des maladies de l’oreille (39, page 494), Antonin von Trœltsch adoptait les théories d’Helmholtz. " Les fibres nerveuses qui se répandent dans le vestibule et dans les ampoules ont pour fonction de percevoir les vibrations non périodiques, c’est-à-dire les bruits ; les fibres de Corti, au contraire, qui se trouvent dans le limaçon, perçoivent les vibrations périodiques, c’est-à-dire les sons musicaux."
Dans la traduction française du  Traité des maladies de l’oreille (35) paru en 1878, A. Politzer écrivait : " La signification physiologique des canaux semi-circulaires n’est pas encore déterminée. En particulier, la question de leur rapport avec la fonction auditive est toujours l’objet de controverse." 

Surdité d'oreille interne et surdité nerveuse

Jean-Marc Gaspard Itard fut probablement le premier à évoquer ce type de surdité dans un chapitre de son Traité (20) intitulé De la surdité par congestion sanguine de l'oreille interne. L'auteur rapportait plusieurs observations de surdité, notamment après un traumatisme crânien, ou après un violent éternuement. Mais la localisation anatomique restait floue. " Ce n'est pas toujours immédiatement après les coups portés à la tête que la congestion sanguine se forme dans l'oreille, mais quelquefois plus ou moins longtemps après l'accident, et à la suite d'une céphalalgie opiniâtre autant que violente, d'étourdissements… On voit alors arriver ici ce que nous avons dit survenir quelquefois dans certaines otorrhées purulentes symptomatiques : la matière de l'écoulement, ayant sa source dans le cerveau, finit par se faire jour à travers l'oreille." Après un chapitre intitulé De la surdité par compression du nerf auditif,  Itard regroupait dans un autre chapitre, sous le terme de De la surdité par paralysie du nerf acoustique, un ensemble disparate de surdités, " par commotion " , " à la suite des convulsions ", " à la suite des fièvres ", et " par suite d'apoplexie." Sous cette rubrique (20, deuxième partie, page 227), J-M. G. Itard expliquait : " L'ouïe est le sens qu'affectent le plus gravement et le plus souvent les maladies de l'encéphale, particulièrement les attaques d'apoplexie. On peut même attribuer à quelques accès insidieux ou inaperçus de cette même maladie, les surdités qui surviennent quelquefois dans le cours d'une nuit, ou après un léger évanouissement, ou à la suite d'un simple vertige. Presque toujours (ce qui est assez ordinaire à la paralysie du sens auditif) les deux oreilles sont affectées, et la surdité n'éprouve aucune variation."

J-M. G. Itard terminait ce chapitre (deuxième partie, page 253) De la surdité par paralysie du nerf , en rapportant une observation typique de ce que l'on peut considérer comme un hydrops labyrinthique. Elle concernait une religieuse de quarante ans qui " était sourde depuis six ans. Son infirmité avait été précédée par des vertiges, par des bourdonnements qui imitaient toutes sortes de bruits, par une exaltation morbide de la sensibilité du sens auditif, au point que les bruits violents, et même quelques espèces de sons affectaient douloureusement son oreille. Les phénomènes acoustiques qui s'étaient développés au milieu des chagrins que cette dame avait essuyés avaient été suivis d'une cophose, qui, soumise à la même influence, augmentait ou diminuait avec les peines morales auxquelles la religieuse était en proie ". J-M. G. Itard essaya plusieurs traitements. " J'employais d'abord les fumigations aromatiques dirigées dans le conduit auditif, les bains d'eau ferrugineuse, les douches sur la tête avec la même eau, mais à une température beaucoup plus basse. Ces moyens produisirent peu de bien. Sans doute on aurait pu en tirer davantage de la fumée de tabac soutirée d'une pipe, et refoulée vers la trompe d'Eustache ; mais faute d'adresse, et par l'aversion que devait naturellement inspirer à une religieuse l'usage cavalier de la pipe, ce moyen ne put être tenté. J'eus alors recours à la sonde, à travers laquelle je dirigeai de l'éther en vapeur dans le conduit guttural de l'oreille... Au bout de dix-huit ou vingt jours, les bourdonnements étaient à peu près apaisés et l'ouïe sensiblement améliorée... Mais quoique la guérison soit restée incomplète, le bien qu'on a obtenu s'est maintenu constamment ; ce qui est un résultat fort rare dans les guérisons incomplètes des névroses acoustiques."  Il s'agit probablement d'une des premières observations d'hydrops labyrinthique amélioré par une thérapeutique otologique. Et pourtant, J-M. G. Itard la classait dans les " névroses acoustiques."

G. Kramer, sous le terme de " surdité nerveuse ", englobait toutes les surdités qui ne trouvaient leur origine, ni dans l'oreille externe, ni dans l'oreille moyenne (22, pages 350-395). Les idées de l'auriste berlinois se retrouvèrent chez les auteurs suivants, et bien exprimées par Jean-Pierre Bonnafont dans son Traité (2) paru en 1860 . " Les nerfs acoustiques peuvent être malades dans toute leur étendue, ou dans une de leurs parties, dans leur origine, c'est-à-dire dans les parties de l'encéphale qui y correspondent, ou bien, à leur extrémité, c'est-à-dire aux subdivisions si nombreuses et si tenues qui flottent dans le labyrinthe en suivant les contours qui décrivent les rampes du limaçon. Ces divers états pathologiques constituent les maladies désignées par Itard sous le nom de hyperacousie, paracousie, et enfin paralysie."

Prosper Menière a montré clairement son désaccord avec cette conception de " surdité nerveuse " de G. Kramer, qui pourtant persista encore dans la littérature pendant au moins deux décennies, comme dans le Traité pratique des maladies de l'oreille (39) d'Antonin von Trœltsch (1868). Dans ses commentaires du livre de G. Kramer, l’auriste parisien insistait sur l’importance de la recherche de lésions du labyrinthe ; il faisait état de ses recherches cadavériques sur ce sujet, et rapportait deux observations dont l’une devint célèbre sous une forme quelque peu modifiée. " J’ai vu une jeune fille frappée de surdité complète, absolue, dans le court espace de quelques heures. Voyageant sur une voiture découverte, elle fut exposée, la nuit, à un froid très vif dans le temps de ses règles, et l’ouïe fut perdue sans que les oreilles eussent été le siège de douleurs. La mort, qui survint promptement, me permit de disséquer avec soin les deux temporaux, et je trouvai dans tout le labyrinthe une sorte de lymphe plastique, rougeâtre, qui paraissait le produit d’une exhalation de toutes les surfaces membraneuses tapissant l’oreille interne. Dans un cas analogue, mais qui ne s’était terminé par la mort que beaucoup plus tard (deux mois après la perte de l’ouïe), je trouvai cette même lymphe plastique d’un jaune clair, parsemée d’une multitude de petits points gris, opaques, et ressemblant assez bien à des granulations tuberculeuses commençantes."

Ces études cadavériques permettaient à Prosper Menière de démanteler les surdités dites nerveuses dont le diagnostic masquait l’ignorance. Il ajoutait à propos de G. Kramer : " Il y a peu de temps encore, ce praticien regardait la plupart des maladies de l’oreille comme nerveuses ; selon lui, plus de cinquante pour cent appartenaient à cette classe ; il soutenait cette opinion avec énergie, malgré les preuves contraires avancées par d’autres médecins. Aujourd’hui, grâce à l’étude attentive de l’anatomie pathologique, aux enseignements de laquelle il faut se rendre à la longue, il admet que le nombre des surdités nerveuses n’est en réalité que de 4 pour mille." Le rôle de Prosper Menière a certainement été très important, par ses commentaires du Traité de G. Kramer, pour faire évoluer les idées.

 Les vertiges

La notion de vertige est très ancienne. François Boissier de Sauvages le décrivait dans sa Nosologie Méthodique parue en latin en 1763 et traduite en 1771 (1) comme " une hallucination qui nous fait paraître que les objets, quoique tranquilles et fixes dans leur place, se meuvent et décrivent un cercle, le malade croit lui-même qu’il vacille dans son lit." Il les mettaient dans la " classe des folies ", dans l'ordre I avec " la berlue, la bévue, le tintouin" "Les égarements ou les erreurs de l'esprit doivent naître du vice d'un organe qui est hors du cerveau, d'où vient l'erreur de l'imagination." Il expliquait le symptôme vertigineux par un mouvement rétrograde du sang dans les artérioles de la rétine. "Un mouvement semblable excite dans les oreilles un tintement ou un sifflement ; les vertigineux ne doivent pas être surpris s'ils ont si souvent des tintements d'oreille puisque par le même principe, le sang rétrograde dans les oreilles et la rétine." Il distinguait les vertiges " stomachique, hystérique, pléthorique." "Si la pléthore est considérable et que le cerveau soit faible, un vertige un peu fort peut être suivi d'une apoplexie, de l'épilepsie ou d'une autre affection grave." Ces notions ont perduré pendant près d'un siècle. Elles incitaient les cliniciens à ne pas s'étonner de l'association vertiges et symptômes auriculaires.

Au XIX siècle, plusieurs auristes avaient signalé l'existence de vertiges, longtemps avant Prosper Menière. Dans les Archives générales de médecine de mai 1825, on peut lire un travail de J-M. G. Itard (21) intitulé Mémoire sur quelques fonctions involontaires des appareils de locomotion, de la préhension et de la voix. L'auteur y rapportait une observation d'un homme d'une cinquantaine d'années qui l'avait consulté pour une surdité bilatérale dont il était atteint depuis 3 ou 4 ans. Elle s'accompagnait de bourdonnements continuels, parfois de vertiges, de céphalalgies et de pesanteur de la tête. "Je regardais cette surdité comme symptomatique, dépendante d'une affection morbide du cerveau et je ne voulus rien prescrire avant que j'en eusse conféré avec son médecin ordinaire."

Le patient avait pris contact quelques mois après avec J-M. G. Itard car, alors qu'il était en voyage, " il sentit tout à coup que le mouvement de ses jambes s'accélérait malgré sa volonté et que ce mouvement rapide qui l'entraînait droit devant lui l'écartait de la direction du chemin qui faisait un détour en cet endroit.  [...] Quelques heures après, le patient n'en éprouvait plus le moindre ressentiment.  [...] Je conseillai d'appliquer périodiquement, tous les mois, 12 sangsues au fondement, de prendre tous les deux jours un demi-bain gélatineux, d'appliquer à l'issue du bain des ventouses sèches le long de l'épine, de faire usage de la poudre de Valériane à la dose de 2 gros par jour ; d'abandonner tout travail de cabinet et comme médication principale, l'application d'un séton au cou."  Mais le patient refusa cette thérapeutique, malgré " de nouveaux accès de cette étrange maladie, éprouvés peu de temps après à un intervalle de quelques semaines." Il le perdit de vue, mais apprit quelques années après qu' à l'exception de ses attaques de nerfs, quoique déjà fort avancé en âge, il était bien portant, conservant toutes ses forces et toute intégralité de ses facultés mentales. À l'époque, se basant sur la physiologie expérimentale, J-M. G. Itard émettait l'hypothèse de " placer la cause matérielle de cette névrose de l'appareil locomoteur dans la partie blanche des corps striés."
D'autre part, on a vu que J-M. G. Itard, dans son Traité des maladies de l'oreille avait classé avec les " surdités par paralysie du nerf acoustique ", une observation comportant l'association de surdité, de bourdonnements et de vertiges. De même, l'auriste parisien avait déjà  remarqué que (20, deuxième partie, page132) " l’introduction d’eau dans l’oreille cause une douleur assez vive, des vertiges, de la céphalalgie…"

G. Kramer connaissait cette notion de vertige.  Dans l'introduction de son Traité des maladies de l'oreille paru en Allemagne en 1836 (22, page 22),  il rendait hommage à J-M. G. Itard pour avoir instituer les injections aqueuses dans la caisse comme thérapeutique de certaines maladies de l’oreille, et signalait que l'auriste parisien en avait indiqué les inconvénients," les douleurs éprouvées par les malades, les nausées, les vertiges qui résultent de ces injections."

Il en fût de même de Jean-Pierre Bonnafont, dans son Traité théorique et pratique des maladies de l'oreille (2) édité en 1860, qui contestait la technique de Prosper Menière pour enlever le cérumen avec une pompe à double courant, la trouvant dangereuse ; il préconisait un irrigateur beaucoup moins puissant (2, page 187). " Je pense, contrairement à M. Menière, que la membrane du tympan ne peut en subir le choc sans quelques inconvénients. [...] M. Menière a dû bien certainement rencontrer des malades qui éprouvaient aussitôt des vertiges, et qui n’auraient pas tardé à êtres renversés si on ne s’empressait de suspendre l’action de l’appareil. Ainsi, depuis plusieurs décennies, des auristes connaissaient la relation entre l’irrigation d’une oreille avec de l’eau froide et l’apparition de vertiges. C’est probablement pour cette raison qu’ils conseillaient volontiers l’irrigation avec de l’eau tiède.
Enfin, l’auto-observation de A. Burggraeve publiée en 1841 dans les Annales et Bulletin de la Société de Médecine de Gand et dont on pouvait lire un résumé l’année suivante dans la Gazette Médicale de Paris (4) sous le titre : " des rapports de l’oreille interne et du cervelet." Ce médecin belge, anatomiste et chirurgien à Gand, racontait l’évolution de son otite aiguë avec otorrhée, compliquée en quelques semaines de vertiges typiques. " Je me levai et essayai de faire quelques pas dans ma chambre ; mais alors tout tournoya autour de moi ; le parquet me parut mal assuré ; j’étais comme sur le pont d’un navire agité par un violent roulis ; je vacillais, et bientôt des nausées, des vomissements, en un mot un véritable mal de mer se déclarèrent." Le rédacteur du résumé commentait ainsi l’article : " L’auteur rapproche cette observation du résultat des expériences dans lesquelles M. Flourens, ayant mis à nu les canaux semi-circulaires d’un pigeon, et les ayant coupés l’un après l’autre, la tête du pigeon était entraînée dans un mouvement horizontal d’une brusquerie remarquable, et n’admet pas avec M. Flourens que cette dysharmonie dans les mouvements vînt de la lésion des canaux semi-circulaires eux-mêmes, mais pense que c’est la lésion du cervelet qui, chez ces animaux, est si rapproché de l’oreille interne, qu’on doit l’attribuer." Le commentateur terminait le bref article : " Pour nous, quand nous considérons la rapidité avec laquelle ont paru et se sont dissipés les accidens (sic) chez M. Burggraeve, la facilité avec laquelle apparaissent certains phénomènes tout à fait inexplicables chez les personnes douées d’un tempérament nerveux, quand surtout nous voyons que l’auteur s’appuie sur des expériences sanglantes faites chez des animaux si éloignés de l’homme et dont les conclusions qu’en a tirées M. Flourens sont loin d’avoir été admises dans la science comme positivement démontrées, nous ne voyons là qu’un fait curieux et des rapprochements plus ingénieux que réels."

Ainsi, il fallut attendre encore deux décennies pour que les travaux de P. Flourens soient pris en compte dans l’étude physiopathologique des vertiges, et ceci probablement sous l'impulsion des publications de Prosper Menière. L’origine cérébrale des vertiges marquait encore trop les esprits d’alors pour admettre un lien direct entre les vertiges et l’oreille.
Le Dictionnaire universel des sciences, des lettres et des arts de M. N. Bouilllet (3) édité en 1854, distinguait " le V. Simple, qui consiste en un tournoiement apparent des objets, sans que la vue soit obscurcie ; le V. ténébreux, dans lequel au tournoiement des objets se joint l’obscurcissement de la vue. Le vertige est toujours un signe de congestion vers le cerveau ; [….] le V. ténébreux est un avant-coureur de l’apoplexie ou de l’épilepsie." Dans la conception admise à cette époque, le vertige avait des similitudes avec l’épilepsie, et relevait avant tout d'une pathologie cérébrale.

Apoplexie

La conception d’alors de " l’apoplexie " doit être connue pour comprendre les derniers travaux de Prosper Menière, ne serait-ce que le titre de ses articles parus dans la Gazette médicale de Paris. Elle n’avait semble-t-il guère évolué depuis Galien lorsque Prosper Menière commença sa nouvelle orientation otologique. Dans le Dictionnaire des dictionnaires de A. Fabre (13) paru en 1840, l’article de 26 pages consacré à l'apoplexie commence par la définition de Galien : " perte de la sensibilité, de l’entendement et du mouvement avec persistance de la respiration". De nombreux exemples illustraient la définition. On peut y trouver notamment (p. 416) : " un fait qui appartient à de Morgagni qui nous paraît trop intéressant pour que nous ne le rapportions pas. Le cardinal Sanvitali, après une affection vertigineuse, qui laissa beaucoup de tristesse et de penchant pour le sommeil, éprouva une recrudescence, le vingtième jour, mais accompagnée cette fois de vomissemens (sic) ; après un peu de calme, de violentes douleurs de la tête survinrent le lendemain, le cardinal avait perdu presque entièrement le sentiment et le mouvement, et était enseveli dans un profond sommeil. Cependant, la respiration était naturelle."
Le dictionnaire de A. Fabre fait aussi état d’une " paralysie de l’oreille. La surdité, par suite d’hémorrhagie cérébrale, est encore plus rare que l’aphonie produite par la même cause. La perte de l’ouïe peut être complète ou incomplète."  Puis suit une observation, " trop curieuse pour ne pas trouver place ici ; c’est peut-être le seul fait de ce genre qui est consigné dans les archives de la science.  Il s’agit d’une femme… qui était sourde depuis plusieurs années, et qui, à la suite d’une hémorragie de la couche optique du côté droit qui avait fait irruption dans les ventricules, recouvra l’ouïe, dont la sensibilité devint telle que la malade percevait des sons qui auparavant ne pouvaient être entendus."  Mais ce même dictionnaire ne réservait aucune rubrique au vertige.
Dans le Dictionnaire universel de M. N. Bouillet (3), l’apoplexie était encore définie comme " une maladie du cerveau… produite le plus ordinairement par un épanchement de sang dans les membranes du cerveau, dans les ventricules ou dans la substance même de l’encéphale." En clinique, " l’attaque est ordinairement annoncée par divers symptômes, tels que violents maux de tête, éblouissements, vertiges, palpitations, tintements d’oreille."
Ainsi, au milieu du siècle dernier, la notion de vertige en fait assez rarement évoquée, était noyée dans un jargon où l'oreille n'avait guère de place. Prosper Menière, qui devait être emporté en quelques jours le 7 février 1862 à la suite d'une affection pulmonaire, n'eut donc que quelques mois pour convaincre de l'origine auriculaire de certains vertiges. 

1861, année primordiale mais aussi dernière année de Prosper Menière.

Dès le 8 janvier, Prosper Menière faisait sa célèbre lecture devant l'Académie " Sur une forme de surdité grave dépendant d'une lésion de l'oreille interne ", mais qui ne parut jamais dans le Bulletin de l'Académie excepté l'extrait qu'en avait donné l'auteur. Cette absence de publication n'était pas rare puisque les différents mémoires de Prosper Menière présentés à l'Académie de Médecine n'avaient bénéficié que " d'extraits par l'auteur " comme pour son travail sur l'auscultation lu en 1856, de résumés ou le plus souvent d'une simple annonce.
Le 9 février paraissait dans la Gazette Médicale de Paris (31) un article de Prosper Menière intitulés : " Maladies de l'oreille interne offrant les symptômes de la congestion cérébrale apoplectiforme." Dans ce court article, l'auteur expliquait qu'il avait reçu, depuis sa lecture académique, plusieurs observations venant à l'appui de sa conception auriculaire de certains vertiges, et rapportait deux auto-observations concernant des confrères.
Le 13 avril, sous un titre très peu différent (32)," Nouveaux documents relatifs aux lésions de l'oreille interne caractérisées par des symptômes de congestion cérébrale apoplectiforme ", P. Menière apportait trois nouvelles observations.  Quant aux rapports éventuels avec l'épilepsie, autre manifestation apoplectiforme, il croyait pouvoir dire qu'il ne connaissait aucun fait qui permette de rapprocher ces deux ordres de phénomènes pathologiques. Il précisait qu'à sa connaissance, la surdité nerveuse particulière qu'il évoquait n'avait pas de rapport avec l'épilepsie.
Le 15 juin, un nouvel article (33), " Observations de maladies de l'oreille interne caractérisées par des symptômes de congestion cérébrale apoplectiforme " fait état de quatre nouveaux cas.
Enfin, dans la Gazette Médicale de Paris (34) du 21 septembre paraissait le texte de la lecture académique mais sous un titre différent. Il n'est pas possible de savoir si Prosper Menière en avait aussi quelque peu modifié le contenu, qui représentait le fruit de ses réflexions après plus de vingt ans de travaux sur " les surdités nerveuses." Mais on peut s'interroger sur les raisons qui le conduisirent à différer de quelques mois la publication de sa lecture académique. 

8 janvier
Titre de " l'extrait " paru dans le Bulletin de l'Académie de médecine
Sur une forme de surdité grave dépendant d'une lésion de l'oreille interne

21 septembre
Titre de l'article paru dans
La Gazette Médicale
Mémoire sur des lésions de l'oreille interne donnant lieu à des symptômes de congestion cérébrale apoplectiforme

 Prosper Menière commençait ainsi : " Il s'est présenté à mon observation, il y a déjà bien longtemps, un certain nombre de malades offrant un groupe de symptômes toujours les mêmes, symptômes d'apparence grave, donnant l'idée d'une lésion organique de la plus fâcheuse espèce, se renouvelant de temps en temps pendant des semaines, des mois, des années, disparaissant tout à coup, et offrant pour résultat commun l'abolition d'un sens."
L'auriste poursuivait en rapportant une observation qu'on peut qualifier de " type de description " ou " observation modèle." 
Le travail était un véritable exposé académique, avec une construction d'une grande logique, réalisé par un auteur manifestement rompu aux leçons universitaires, avec les séquences suivantes :

1 - Certains vertiges sont en rapport avec une lésion de l'oreille interne

a- description d'une observation démonstrative;
b- rappel de quelques cas de " malades plus attentifs à ce qui se passe en eux ", plaidant encore plus clairement pour une origine non cérébrale des ces crises de vertiges;
c- rappel d'une observation anatomo-clinique, la seule dont disposait Prosper Menière, qu'il avait déjà évoquée dans sa traduction de G. Kramer 13 ans plus tôt : " Peut-on sur l'autorité d'un seul fait, établir une corrélation nécessaire entre les vertiges, la surdité et une lésion des canaux demi-circulaires" ? Non, mais les travaux de P. Flourens permettaient de légitimer cette opinion ;
d- analogie avec des observations de lésions secondaires à des traumatismes directs de l'oreille, avec notamment un cas comportant une fracture du manche du marteau, qui avaient présenté les " mêmes troubles nerveux." Plusieurs de ces observations de traumatisme de l'oreille comportant des vertiges avaient déjà été publiées par Prosper Menière en 1857 dans son Mémoire sur les séquestres osseux. (29) ;
e- analogie avec les vertiges provoqués par certaines insufflations tubaires ou mouchage vigoureux.

2 – Mais il existe aussi des vertiges d'origine centrale.

Tous les vertiges ne sont pas liés à une atteinte de l'oreille interne. "Il peut se faire que ces désordres symptomatiques dépendent de certaines affections cérébrales, d'un état congestif des méninges, de quelque lésion du cervelet ou de ses dépendances ; mais nous croyons que quand ces symptômes s'accompagnent de bourdonnements d'oreilles, de bruits continus, variables, et surtout quand on voit bientôt survenir une diminution notable de l'ouïe, alors le mal siège dans le labyrinthe et plus particulièrement dans les canaux demi-circulaires."

3 - Des incertitudes persistent. D'autres travaux s'imposent pour mieux comprendre cette maladie et peut-être découvrir la cause de certaines surdi-mutités chez l'enfant.

"Nous croyons que les recherches microscopiques dirigées en ce sens viendront à l'appui de notre opinion et contribueront à jeter du jour sur certaines cophoses… On enlèvera aux conséquences fâcheuses d'une thérapeutique sans base solide des malades essentiellement incurables, l'empirisme aveugle des guérisseurs."
Ces études doivent notamment porter chez les enfants " pour tracer une histoire complète de cette singulière maladie. Disons seulement que nous l'avons observée chez des enfants et qu'elle paraît être une des causes les plus efficaces des surdités absolues qui ont pour résultat déplorable le mutisme."
Sans vouloir faire l'exégèse de l'ensemble de cette lecture académique, il paraît intéressant à s'attarder sur deux observations :

- d'une part l'observation qu'il semble logique d'appeler " l'observation modèle ", ou " type de description ", donnée en premier pour illustrer cette maladie d'oreille interne donnant une surdité grave dépendant de l'oreille interne, et détaillée en tête de l'exposé ;
- d'autre part, l'unique observation anatomo-clinique.

L'observation modèle

"Un homme jeune et robuste éprouve subitement, sans cause appréciable, des vertiges, des nausées, des vomissements ; un état d'angoisse inexprimable anéantissait les forces ; le visage pâle et baigné de sueur annonçait une syncope prochaine. Souvent même le malade, après s'être senti chancelant, étourdi, était tombé à terre sans pouvoir se relever ; couché sur le dos, il ne pouvait ouvrir les yeux sans voir les objets environnants tourbillonner dans l'espace ; le plus léger mouvement imprimé à la tête augmentait les vertiges et les nausées ; les vomissements se renouvelaient dès que le malade essayait de changer de position. Ces accidents, hâtons-nous de le dire, n'avaient aucun rapport avec l'état de plénitude ou de vacuité de l'estomac ; ils survenaient au milieu d'une santé irréprochable ; ils duraient peu, mais leur caractère était tel que les médecins appelés croyaient à une congestion cérébrale et prescrivaient un traitement en rapport avec cette vue étiologique.

" Des accidents de même nature, s'étant reproduits à plusieurs reprises, causèrent de graves inquiétudes, d'autant plus qu'entre chaque crise il restait une disposition aux vertiges, aux étourdissements. Le patient ne pouvait lever brusquement la tête, se tourner à droite ou à gauche sans perdre le sentiment de l'aplomb ; sa marche devenait incertaine, il inclinait sans le vouloir vers un côté, souvent encore il était contraint de s'appuyer contre un mur, le sol lui paraissait inégal, il se heurtait au moindre obstacle, les deux jambes n'étaient plus également habiles à franchir les degrés d'un escalier ; en un mot, les muscles de la station et de la marche ne fonctionnaient plus avec leur régularité accoutumée.

" Tout mouvement un peu brusque déterminait des troubles fonctionnels du même ordre. Si le malade, au moment du coucher, se laissait aller brusquement à la position horizontale, aussitôt le lit et tous les objets environnants entraient dans un mouvement giratoire énorme, il se croyait sur le pont d'un navire balancé par un roulis de grande dimension, et les nausées se manifestaient aussitôt, absolument au début du mal de mer. Par contre, en se levant, s'il reprenait tout à coup la position verticale, les mêmes phénomènes se déclaraient, et si le malade voulait se mettre en marche, il tournait sur lui-même et ne tardait pas à tomber. On observait alors la pâleur du visage, un état syncopal, le corps se couvrait d'une sueur froide, et tout indiquait une angoisse profonde.

" Jusque-là, rien de spécial n'avait attiré l'attention du malade et des médecins. On ne voyait en tout ceci qu'une congestion cérébrale devant céder à un régime sévère, à des évacuations sanguines, à des purgatifs ; mais l'expérience prouvait bientôt que cette médication, acceptée avec empressement et suivie avec une extrême rigueur, demeurait impuissante, et l'on portait toujours les plus fâcheux pronostics.

" Mais le patient attentif ne tardait pas à signaler l'apparition de certains phénomènes, par exemple des bruits dans les oreilles souvent très forts, très persistants, et puis l'ouïe s'affaiblissait d'une manière notable d'un côté, quelquefois même des deux côtés, et c'est à cette occasion que l'on avait recours à un médecin s'occupant plus spécialement de maladies d'oreilles. J'explorais ces organes, je n'y découvrais le plus souvent aucune trace d'une lésion appréciable, mais aussi je constatais la coïncidence entre la surdité et les troubles cérébraux dont on m'avait fait part. J'eus de fréquentes occasions de voir des faits semblables, je m'attachais curieusement à rechercher leur valeur réelle, il se rencontra des circonstances si favorables à cette enquête que je fus conduit à considérer cet ensemble de lésions cérébrales et auditives comme une seule maladie. Poursuivons cette démonstration."

Cette " observation modèle " de la maladie correspond à la description d'une Maladie de Menière typique de la nosologie moderne. On y découvrait la notion de vertiges à répétition avec " étourdissements " et vomissements entraînant parfois une chute, durant apparemment quelques heures mais se répétant, associés à des bourdonnements et une baisse de l'audition atteignant parfois les deux oreilles.  L'examen des oreilles ne décelait aucune anomalie visible. Mais l'interrogatoire apprenait la coïncidence entre les " troubles cérébraux " et la surdité. On retrouve ainsi la notion de vertiges récidivants, de progressivité et de fluctuation de l'audition associée à des acouphènes. Prosper Menière avait eu l'occasion d'observer de nombreux autres cas similaires.

 L'observation anatomo-clinique

Elle est beaucoup plus succincte. Comme il le précisait, l'auteur avait déjà fait allusion à cette observation dans les commentaires de sa traduction du Traité de G. Kramer qui datait déjà de plus de 10 ans. En effet, c'est alors qu'il était chef de clinique du Professeur Chomel à l'Hôtel-Dieu de Paris (1834-1835), que Prosper Menière avait été amené à recevoir cette jeune malade, décédée quelques jours plus tard. La deuxième description différait notablement de celle qu'on peut lire dans la traduction du Traité de G. Kramer (22, page 397). Dans sa première relation, l'auteur n'évoquait pas la présence de vertiges. De même, à l'autopsie, les lésions occupaient tout le labyrinthe, alors qu'elles se limitaient aux canaux semi-circulaires lors de la lecture académique.

 

Observation anatomo-clinique publiée en 1848
(Traduction du Traité de G. Kramer)

J'ai vu une jeune fille frappée de surdité complète, absolue, dans le court espace de quelques heures. Voyageant sur une voiture découverte, elle fut exposée, la nuit, à un froid très vif dans le temps de ses règles, et l'ouïe fut perdue sans que les oreilles eussent été le siège de douleurs. La mort, qui survint promptement, me permit de disséquer avec soin les deux temporaux, et je trouvai dans tout le labyrinthe une sorte de lymphe plastique, rougeâtre, qui paraissait le produit d'une exhalation de toutes les surfaces membraneuses tapissant l'oreille interne.

La même observation publiée en septembre 1861
(Gazette médicale)

J'ai parlé par ailleurs, il y a déjà longtemps d'une jeune fille qui, ayant voyagé la nuit, en hiver, sur l'impériale d'une diligence lorsqu'elle était à une époque cataméniale, éprouva par suite d'un froid considérable, une surdité complète et subite. Reçue dans le service de M. Chomel, elle nous présenta comme symptômes principaux des vertiges continuels, le moindre effort pour se mouvoir produisait des vomissements, et la mort survint le cinquième jour. La nécropsie démontra que le cerveau, le cervelet et le cordon rachidien étaient absolument exempts de toute altération, mais comme la malade était devenue tout à fait sourde après avoir toujours parfaitement entendu, j'enlevai les temporaux afin de rechercher avec soin qu'elle pouvait être la cause de cette surdité complète survenue si rapidement. Je trouvai pour toute lésion les canaux remplis d'une matière rouge, plastique, sorte d'exsudation sanguine dont on apercevait à peine quelques traces dans le vestibule, et qui n'existait pas dans le limaçon. Les recherches les plus attentives m'ont permis d'établir avec toute la précision désirable que les canaux demi-circulaires étaient les seules parties du labyrinthe qui offrissent un état anormal, et celui-ci consistait, comme je l'ai dit, dans la présence d'une lymphe rougeâtre remplaçant le liquide de Cotugno.

 Quelle importance attacher à cette observation anatomo-clinique?

Elle était relatée près de 25 ans après l'épisode, et 13 ans après sa première publication. Elle différait non seulement de " l'observation-type " mais aussi des autres observations rapportées par Prosper Menière tout au cours de l'année 1861.
Il ne faut pas oublier :

- que la lecture faite à l'Académie de Médecine s'intitulait Sur une forme de surdité grave dépendant de l'oreille interne,
- qu'avant de rapporter cette observation, Prosper Menière précisait que" l'oreille interne, proprement dite, nous a livré quelques-uns des secrets de son organisation, l'anatomie pathologique a démontré que certaines formes de surdités sont liées à des altérations de tissu que l'on peut reconnaître, et enfin la physiologie expérimentale a soumis quelques-unes de ses parties à des recherches capables de jeter du jour sur la nature de certains troubles fonctionnels." Et tout comme dans le livre de G. Kramer où il avait rapporté deux observations anatomo-cliniques pour démembrer les surdités nerveuses, il rapportait ici une des deux observations qui comportait des vertiges associés. Elle n'était pas donnée comme type de description clinique puisque c'est la seule observation avec issue fatale en quelques jours. Or, justement, Prosper Menière commençait sa lecture en précisant que l'affection qu'il rapportait concernait des malades présentant un groupe de symptômes " se renouvelant de temps en temps, pendant des semaines, des mois, voire des années."
L'importance qu'apportait de plus son rapporteur à cette observation résidait peut-être dans cette issue fatale où tout aurait pu porter à croire que l'origine de cet épisode apoplectiforme et unique provenait d'une lésion cérébrale." Mais même dans ce cas, l'origine auriculaire avait pu être prouvée.
Il ne faut donc pas vouloir donner une autre valeur à cette observation qui avait permis l'autopsie, alors que les autres cas, se rapprochant de l'observation type, n'avaient pas de répercussions sur l'existence.
Hormis cette observation anatomo-clinique, toutes les observations de vertiges relatées au cours de l'année 1861 ont en commun:   

- de s'accompagner de surdité,
- d'avoir un examen otologique qui élimine une atteinte de l'oreille externe et de l'oreille moyenne,
- de survenir sans aucun contexte particulier excepté pour deux observations où les vertiges étaient en rapport avec un traumatisme patent de l'oreille. Le contexte apportait là des arguments démonstratifs pour incriminer l'oreille dans la genèse des vertiges. Pour l'une des observations, le vertige était survenu au cours d'une crise d'éternuements ; il n'est pas impossible qu'un phénomène d'hyperpression ait provoqué une fistule périlymphatique. Dans une autre observation, le patient était traité par quinine pour un épisode fébrile.

L'évolution récidivante des vertiges n'était pas rapportée dans toutes les observations, soit par manque d'information, soit parce que le syndrome vertigineux n'appartenait pas au cadre nosologique actuel de la maladie de Menière mais à une pathologie type surdité brusque avec vertiges.
Après ces constations, est-il possible de trouver une explication au fait que nombre d'auteurs, du moins en France, aient pu prendre l'observation anatomo-clinique comme modèle de " Maladie de Menière " alors qu'elle représente une exception parmi les nombreux cas rapportés par Menière? La connaissance des réactions des contemporains de Prosper Menière à ses publications de 1861 permet d'apporter des éléments de réponse.
Les réactions des membres de l'Académie de Médecine à la lecture de Prosper Menière ne sont pas connues puisque, s'il y en eut, elles ne furent pas publiées. Il est probable que cette lecture, axée apparemment sur la surdité nerveuse, n'ait pas soulevé de débats passionnés. D'ailleurs, la Gazette des Hôpitaux du 10 janvier se contentait de signaler brièvement la lecture de Menière à l'Académie, alors que la lecture de A. Trousseau, une semaine plus tard, était rapportée en entier. Mais ce même numéro de la Gazette faisait état d'une lettre à l'attention de l'Académie par le Docteur Nicolas Deleau. 

Les réactions immédiates et précoces des confrères contemporains français de Prosper Menière à ses publications sur les vertiges.
Nicolas DeleauÀ cet auriste très connu à Paris, Prosper Menière avait " soufflé " la place de médecin de l'Institution des Sourds-muets qu'il avait revendiquée. Dès les jours qui ont suivi la lecture académique de Prosper Menière, Nicolas Deleau adressait une réclamation de priorité manuscrite à l'Académie, avec à l'appui une brochure imprimée en 1838 intitulée Des effets pathologiques de quelques lésions de l'oreille moyenne sur les muscles de l'expression faciale, sur l'organe de la vue et sur l'encéphale (9).

On trouve effectivement dans cette brochure de 36 pages deux observations intitulées, l'une " Étourdissements fréquents et intenses, simulant les prodromes de l'apoplexie ", l'autre " Étourdissements simulant une congestion cérébrale ; mouvements désordonnés des globes oculaires ; vomissements." On peut lire ces mêmes observations dans le Traité du cathétérisme de la trompe Eustachi et de l'emploi de l'air atmosphérique dans les maladies de l'oreille moyenne (10) publié aussi en 1838 par le même auteur.
La première observation (page 19) concernait un homme de 50 ans et associait une surdité progressive, des bourdonnements, des étourdissements fréquents, évoluant depuis plusieurs années. Devant l'échec des traitements pour prodromes d'apoplexie, N. Deleau fut amené à le traiter par cathétérisme, ce qui fit disparaître les symptômes et améliora l'audition. Dans la seconde observation (page 20), aux mêmes symptômes otologiques s'associaient des " maux d'yeux ", sans plus de précision. Là aussi, l'échec des traitements habituels (saignées, purgatifs, cautère sur le bras) amenèrent le malade à consulter Nicolas Deleau. Le cathétérisme et la douche d'air améliorèrent son audition. "Le sentiment de pression ressenti dans l'oreille se dissipa ; la vue devint meilleure et, huit jours plus tard, les étourdissements disparurent presque complètement." Nicolas Deleau concluait : " Ces derniers faits sont des exemples d'excitation nerveuse de l'organe encéphalique et des sens de la vue et de l'ouïe, portés à leur dernière période… Les tissus dans lesquels se distribuent tous les filets nerveux, surexcités, se gorgent de sang, se tuméfient, et déterminent les symptômes et les accidents qui caractérisent les méningites, les céphalites etc." Mais pas plus que J-M. G. Itard 40 ans plus tôt, Nicolas Deleau n'attribuait la responsabilité, tant pour la surdité que pour les vertiges, à l'oreille interne. Une commission fut nommée par l'Académie pour étudier ce litige. On n'en connaît pas les conclusions. Un autre " ennemi " de Prosper Menière n'allait pas tarder à se manifester. 

Eugène Hippolyte Triquet

Cet auriste avait aussi de bonnes raisons d'en vouloir au médecin des Sourds-muets.  Prosper Menière lui avait adressé une sévère remontrance dans la Gazette des Hôpitaux du 14 janvier 1851, tant pour son manque de compétence que sur ses prétentions, à la suite de la publication huit jours avant d'un mémoire sur " les surdités nerveuses " alors qu'il était encore interne.

E. H. Triquet n'allait pas manquer de réagir dans ses Leçons cliniques sur les maladies de l'oreille (38) parues en 1863. Mais il y a tout lieu de penser que ses réactions furent immédiates car, comme Deleau, il prétendait à l'antériorité. Habilement, dans sa leçon intitulée " De l'otite labyrinthique dans ses rapports avec le vertige et les bourdonnements d'oreille qui l'accompagnent " (page 115-120), il commençait par réclamer l'antériorité pour J-A Saissy. Cet auteur avait rapporté, dans son livre Essais sur les maladies de l'oreille interne. E. H. Triquet rappelait ainsi les observations tirées du livre de J-A Saissy : " Deux malades qui avaient présenté pendant la vie les symptômes suivants : vertiges, étourdissements, douleurs violentes dans la tête, bourdonnements, ayant succombé, Saissy trouva après leur mort une phlegmasie des canaux demi-circulaires bien caractérisée.  J'ai rapporté ces observations dans mon Traité pratique des maladies de l'oreille et en les rapprochant de plusieurs autres semblables qui me sont propres, j'ai cru pouvoir donner à cette phlegmasie le nom d'otite labyrinthique, voulant désigner par cette appellation une lésion inflammatoire de l'oreille interne. Ces faits étaient donc bien connus, lorsque Ménière, de regrettable mémoire, est venu leur donner l'appui de son autorité et de sa longue expérience." Mais si la lecture du Traité de J.A. Saissy (36, pages 377-383) permet effectivement de retrouver ces deux observations,  évoquant des otites aiguës avec complication méningo-encéphalique, aucune d'elles ne signalaient l'existence de vertiges ni même de surdité. Quant aux deux observations personnelles de E. H. Triquet, elles entraient dans le cadre étiqueté alors " surdité nerveuse ", mais là encore sans la moindre notion de vertige. L'une d'elles avait déjà été rapportée dans l'article de la Gazette Médicale de 1851 qui avait entraîné la réaction acerbe de Prosper Menière. Elles pouvaient tout au plus entrer dans une discussion concernant les " surdités nerveuses."
En revanche, alors que paraissait en septembre 1861 le mémoire académique sur les vertiges de Prosper Menière, les Comptes rendus des séances et mémoires de la Société de biologie de ce même mois faisait état d'un mémoire de J. Hillairet sur les vertiges. Deux mois plus tôt,  l'auteur avait présenté devant la Société de biologie placée sous la Présidence de Pierre Rayer, un travail concernant deux observations anatomo-cliniques d'otite chronique avec " vertiges, tournoiements de tête, titubation." J. Hillairet ne découvrit le mémoire académique de Prosper Menière qu'à la lecture de la Gazette Médicale, et d'ailleurs ne revendiquait aucune antériorité.

Les observations des différentes publications de N. Deleau, E. H. Triquet et J. Hillairet n'avaient donc rien de commun avec celles de Prosper Menière. D'ailleurs, A. Trousseau fut un des premiers à le faire savoir.

Les rapports d'Armand Trousseau et de Prosper Menière

Prosper Menière avait fait son internat à l'Hôtel-Dieu et poursuivi ses activités hospitalières dans cet hôpital, hormis ses missions en province. Il avait pratiquement le même âge qu'Armand Trousseau. Agrégé de médecine en 1827, et médecin du bureau central en 1829, le médecin tourangeau était nommé aussitôt suppléant dans le service de Récamier à l'Hôtel-Dieu, alors que Prosper Menière était aide de clinique bénévole de Dupuytren.

Dans la séance du 15 janvier 1861 de l'Académie de Médecine, soit huit jours après la séance où P. Menière avait fait sa lecture, A. Trousseau démantelait la congestion cérébrale apoplectiforme qui semblait admise par tous. Comme l'a écrit plus tard Lermoyez (26) "sa sagacité de clinicien n'acceptait pas le bloc intangible et indivisible de la classique congestion cérébrale." Il s'élevait contre la notion de " formes légères de congestion cérébrale", avec des attaques répétées qu'il ne pensait pas pouvoir être rapportées à une congestion du cerveau. Mais lorsque l'on savait rechercher des signes d'épilepsie, celle-ci devenait souvent évidente. De même, il fallait savoir aussi y chercher un vertige d'origine auriculaire. A. Trousseau évoquait alors les travaux de P. Menière et sa lecture de la semaine précédente concernant les vertiges en rapport avec une atteinte de l'oreille. "Il nous suffira de dire que, suivant lui (Menière), la plupart des accidents si mal à propos désignés sous le nom de congestion cérébrale apoplectiforme ont leur siège dans les canaux demi-circulaires, que les lésions de ces organes déterminent les vertiges, les vomissements sympathiques, provoquent la résolution des membres, la perte subite de connaissance, en un mot que beaucoup de prétendues lésions cérébrales appartiennent exclusivement à l'organe de l'audition." A. Trousseau terminait en mettant une réserve : " Est-ce à dire, Messieurs, que je nie d'une manière absolue la congestion cérébrale ? Non, certes. J'admets la congestion, l'hyperhémie du cerveau ; il faudrait être insensé pour en contester l'existence ; mais je dis que ce qu'on a appelé la congestion cérébrale apoplectiforme est, dans le plus grand nombre des cas, un accident épileptique ou éclamptique, quelquefois une syncope ; je dis que, bien souvent, les simples vertiges épileptiques, les vertiges liés à un mauvais état de l'estomac ou à des maladies de l'oreille, sont considérés à tort comme des congestions de l'encéphale.." Il est intéressant de remarquer que A. Trousseau évoquait à côté des vertiges auriculaires, la notion des vertiges liés à des désordres gastriques.

Quelques jours après, dans la Gazette Médicale de Paris du 26 janvier (30),  Prosper Menière rapportait cette lecture de A. Trousseau, faite à l'Académie huit jours auparavant, dans un très long article ; il y faisait état d'un travail de J-M. G. Itard paru dans les Archives Générales de Médecine en 1825, sous le titre de : " Mémoire sur quelques fonctions involontaires des appareils de la locomotion, de la préhension et de la voix" (21). P. Menière analysait quelques-unes des observations rapportées par son prédécesseur. Pour lui, certaines se rapportaient à des vertiges d'origine auriculaire. D'autres étaient manifestement des attaques d'épilepsie. L'auriste concluait : " Il est possible, personne ne le niera, qu'en étudiant avec soin l'ensemble des phénomènes morbides qui portent le nom de congestion cérébrale apoplectiforme, d'établir des distinctions en vertu desquelles le médecin ne pourra plus traiter cet état pathologique par des moyens toujours les mêmes…"

Si la programmation des séances de l'Académie de Médecine avait situé la lecture de Prosper Ménière huit jours avant celle d'Armand Trousseau, il ne faut peut-être pas y voir seulement le hasard, tant le travail des deux médecins était complémentaire. Autant le mémoire de Prosper Menière semblait avoir été lu dans l'indifférence, autant celui de A. Trousseau avait soulevé des réactions passionnées d'autant plus vives qu'il était alors Professeur de Clinique médicale à l'Hôtel-Dieu, Membre de l'Académie de médecine, et connaissait une très grande notoriété. Pendant près de deux mois, l'Académie eut à débattre sur ce brûlant sujet de la congestion cérébrale. Le ton s'était élevé progressivement, prenant tour à tour une résonance philologique, sémantique et même philosophique. J-B Bouillaud termina ainsi sa péroraison: " On disait que la communication de Monsieur Trousseau n'apporterait rien de moins qu'une sorte d'émeute. À ce bruit, je me suis écrié :Catilina serait-il donc à nos portes ?"
Dans son livre Clinique médicale de l'Hôtel-Dieu paru en 1865, A. Trousseau a évoqué à deux reprises les vertiges auriculaires, notamment avec un chapitre intitulé De la conception générale apoplectiforme dans ses rapports avec l'épilepsie et l'éclampsie, ( 41, 40e leçon, tome II, page 79). A. Trousseau y rappelait que " Menière avait observé depuis longtemps un grand nombre de malades qui sont pris subitement de vertiges, de nausées, de vomissements, même qui tombent par terre après avoir marché comme des gens ivres, se relèvent difficilement. [...] Il voit se renouveler ces accidents un grand nombre de fois. Les premières attaques sont considérées comme une congestion cérébrale, on les traite vigoureusement par des saignées, des sangsues, des purgatifs ; les rechutes modifient peu à peu le diagnostic mais les malades s'en inquiètent énormément. Dans l'immense majorité des cas, les individus, affectés de ces troubles cérébraux, s'aperçoivent bientôt de bruits dans les oreilles ; souvent même, l'ouïe devient faible, et ces bourdonnements conduisent chez le médecin de l'Institution des Sourds-Muets de Paris les personnes qui veulent se débarrasser de cette incommodité. Il est facile alors de constater qu'une oreille, souvent même les deux, sont singulièrement affaiblies, et Menière avait recueilli par centaines des observations établissant que ces prétendues lésions cérébrales sont bien véritablement des lésions de l'appareil auditif."

Dans une leçon ultérieure intitulée " Vertigo a stomacho lœso, ab aure læsa", (41, 68e leçon, tome III, page 1) A. Trousseau rapportait plusieurs observations de vertige stomacal et de vertige auriculaire. À propos de ceux-ci, A. Trousseau précisait : " Ces relations entre les accidents vertigineux et les maladies de l'oreille interne ont été signalées par Triquet en 1863 dans ses " Leçons cliniques" et dans une lettre manuscrite qu'il nous a communiquée. [...] Il revendique d'ailleurs pour Saissy le mérite d'avoir le premier signalé cette coïncidence des vertiges avec les maladies de l'oreille. Cependant, nous ne saurions accepter cette revendication car, dans les deux observations consignées dans l'ouvrage de Saissy qui parut en 1827, l'auteur parle bien de douleur violente dépendant des lésions de la caisse du tympan, mais ne signale point de vertige. C'est donc bien à Menière que nous devons de connaître le rapport existant entre les lésions du labyrinthe et les troubles cérébraux qu'avant lui les médecins rapportaient à des troubles de l'estomac, à des congestions apoplectiformes ou encore à des débuts d'affection cérébrale plus grave."

Ainsi, la contribution de A. Trousseau à faire connaître la conception de Menière sur l'origine auriculaire de certains vertiges, en l'absence de signes pathologiques d'oreille moyenne, a certainement été très importante alors que l'auriste parisien n'était plus là pour défendre ses idées.

Cependant, si l'on en croit Georges Gilles de la Tourette (15) élève de J-M Charcot, il fallut attendre les travaux de son maître publiés en 1874 " pour voir le vertige labyrinthique acquérir ses lettres de grande naturalisation. Charcot a certainement fait plus pour la Maladie de Ménière que tous ses devanciers. Il fut une époque, postérieure même au mémoire de Ménière, où le vertige labyrinthique passait presque toujours inaperçu. C'était le moment où, sous l'influence de Trousseau, le vertige stomacal occupait dans la classe des affections vertigineuses une place prépondérante sinon exclusive." 

Les réactions à distance des médecins français aux conceptions de Prosper Menière sur les vertiges

Elles méritent d'être envisagées séparément des réactions immédiates, marquées par l'intérêt ou la passion. Il n'est pas possible d'étudier toutes les opinions émises à propos des publications de Prosper Menière concernant les vertiges, même en ne retenant que les maîtres connus dans ce domaine, tant la liste est impressionnante. Certains d'entre ont cependant laissé une empreinte qui a pu marquer les esprits pendant de nombreuses années. Les travaux des dix médecins retenus permettent de cerner la façon dont l'héritage de Prosper Menière a été transmis.

 Jean Martin Charcot

 Quelques années après A. Trousseau, il apportait son concours à la thèse de Prosper Menière, notamment dans une leçon faite en 1874, publiée dans la Gazette des Hôpitaux (5) sous le titre : Du vertige de Ménière. Vertigo ab Aure læsa, et plus tard, en 1886, dans ses Leçons sur les maladies du système nerveux (7).

Après avoir rapporté l’observation d’une patiente atteinte d’otite chronique avec vertiges et qui avait été suivie antérieurement par P. Menière, le célèbre neurologue ajoutait ce commentaire : " c’est un très bel exemple de Maladie de Ménière, ou pour mieux dire, du vertige de Ménière car le syndrome auquel se rapportent ces dénominations ne répond pas exclusivement à un seul état morbide, il peut se montrer dans des affections très diverses."

En 1875, une autre leçon de J-M Charcot paraissait, intitulée : Guérison de la Maladie de Ménière par le sulfate de quinine, confirmant l'éponyme du vertige auriculaire (6).

 

    Noël Guéneau de Mussy

Le neveu de François Guéneau de Mussy, qui avait aidé Prosper Menière à obtenir la succession de J-M. G. Itard à l'Institution des Sourds-muets, a été nommé médecin de l'Hôtel-Dieu en 1861. On peut lire dans le dictionnaire biographique de F. Huguet, à propose de Noël Guéneau de Mussy, à la rubrique travaux scientifiques : " Il découvre, de même que le fera Menière après lui (1861), les rapports de certains vertiges apparemment isolés avec l'irritation du labyrinthe au cours des atteintes de l'oreille."  Or, que peut-on lire dans le long article sur " du vertige ", dans son livre Clinique médicale (17) paru en 1874, correspondant à une leçon faite à l'Hôtel-Dieu en 1866, et publiée aussi dans la Gazette des hôpitaux en 1871 (16) :" C'est de la notion des causes et du mode morbide ou pathogénique qu'on peut tirer des divisions vraiment médicales et des indications pour le traitement. En se plaçant à ce point de vue, on peut admettre : 1° un vertige congestif ; 2° un vertige anémique ; 3°un vertige nerveux ; 4° un vertige symptomatique d'états morbides divers ; 5° un vertige toxique." Pour les vertiges symptomatiques, il consacrait trois lignes au vertige auriculaire et donnait un exemple, après avoir précisé : " Trousseau a beaucoup insisté sur la fréquence du vertige dans les affections auriculaires, et il en fait une espèce à part sous le titre de vertigo ab aure læsa. " En revanche, il s'étendait beaucoup plus sur les vertiges dyspepsiques, ceux qui accompagnent la diarrhée, la constipation, l'émanation de fosses d'aisances, le tabac etc. Prosper Menière n'avait le droit à aucune citation !

Cet auteur a cependant laissé une définition du vertige qui fut plusieurs fois reprise après lui : " Dans sa forme la plus commune, le vertige est un trouble cérébral, une erreur de sensation, sous l'influence de laquelle le malade croit que sa propre personne ou que les objets environnants sont animés d'un mouvement gyratoire (sic) ou oscillatoire."

 

Edouard Voury

Il présenta sa thèse (42) pour le doctorat en médecine en août 1874, sous la présidence de J-M Charcot, alors qu'il était encore " interne en médecine et en chirurgie de Paris."  Son travail constituait une excellente mise au point sur la maladie de Menière et servit de référence pour certains auteurs de l'époque. " Le nom de maladie de Ménière est aujourd'hui consacré pour désigner une affection de l'oreille interne caractérisée par de la surdité, des bourdonnements et des attaques de vertiges, ordinairement accompagnés de troubles graves de l'équilibre, d'état syncopal, de nausées et de vomissements."  Pour lui, " Quoique le nom de Maladie de Ménière ne doive s'appliquer rigoureusement qu'à une affection primitive, nous voyons avantage à l'étendre à des faits où la lésion développée par propagation ou traumatisme, donne des symptômes." Après une revue des différents travaux évoquant des vertiges, antérieurs aux publications de Prosper Menière sur ce sujet, il analysait le texte de la lecture académique. Il illustrait sa thèse par les observations publiées par Prosper Menière et quelques autres procurées par J-M Charcot. Parmi les 12 observations qu'il avait relevées dans les publications de Prosper Menière au cours de l'année 1861, il précisait que la Maladie de Ménière marche par attaques, chaque attaque est constituée par une série d'accès vertigineux." La maladie pouvait revêtir plusieurs formes, selon la prédominance des symptômes : " l'apoplectique, l'épileptique, la stomacale, la simplement vertigineuse."

Il concluait : " Quant au cas de mort rapporté par Ménière, il manque de détails suffisants et, jusqu'à ce jour, reste unique." Il n'était donc pas question de prendre ce cas pour référence de la maladie de Menière. Pour l'auteur, le travail le plus sérieux connu sur ce sujet à ce jour était le mémoire de Knapp paru en 1871. Il connaissait le travail de S. Duplay paru dans le Traité de Pathologie externe peu de temps avant et en adoptait la même classification.

 Simon Duplay

Ce chirurgien s'intéressait aux maladies de l'oreille ; il était l'auteur de plusieurs travaux dans ce domaine. En 1863, il publia dans les Archives Générales de Médecine (11) un long article sur les " travaux récents sur l'anatomie, la physiologie et la pathologie de l'oreille." Il y évoquait les publications de Saissy, de Menière et de Triquet sur " l'otite labyrinthique " qui déterminait une forme de surdité grave et présentait des caractères particuliers. " Dans ces cas, on observe une surdité qui s'accompagne d'un ensemble d'accidents réputés cérébraux tels que vertiges, étourdissements, marche incertaine, tournoiement. Les accidents, loin de suivre la marche incertaine habituelle des affections cérébrales avec lesquelles on les avait confondues jusque-là, se dissipant après un certain temps, pour laisser subsister une surdité parfois incurable." Il faisait état de l'observation anatomo-clinique de Prosper Menière et concluait : " Dans les cas de ce genre, le diagnostic serait établi par exclusion, par l'absence de symptômes véritables de congestion cérébrale, et par l'intégrité de l'oreille moyenne. On devrait employer un traitement énergique, en tout cas semblable à celui de l'encéphalite." Le conditionnel utilisé témoignait de l'incertitude régnant encore dans le domaine des vertiges.
Mais en 1875, Simon Duplay tenait un tout autre langage. Alors qu'il était devenu professeur agrégé de chirurgie, chirurgien de l'Hôpital Saint-Antoine, il rédigea un long travail sur les vertiges dans le Traité de pathologie externe de Follin et Duplay (12). Dans un chapitre intitulé Lésions vitales et organiques de l'oreille interne, et un sous-chapitre dénommé Otite labyrinthique aiguë, il était le premier auteur français à décrire la Maladie de Menière (tome quatrième, page 172). Il brossait un tableau de la même veine que l'observation modèle de Prosper Menière, mais avec beaucoup plus de détails, se basant sur une expérience personnelle.  Évoquant les vertiges, " ces divers phénomènes durent un temps variable, parfois très court, quelques minutes, un quart d'heure, quelques jours au plus. Puis le malade revient à la santé, ou conserve seulement une tendance au vertige mais l'ouïe est complètement perdue, ou du moins très affaiblie d'un seul ou des deux côtés à la fois ; il est aussi habituel, lorsque la surdité n'est pas complète, de voir les bourdonnements persister avec une grande intensité… Les mêmes phénomènes se reproduisent tôt ou tard, tantôt après un mois, tantôt après une ou plusieurs années, et à chaque nouvelle attaque, les bourdonnements et la surdité augmentent jusqu'à ce que l'ouië soit totalement abolie." L'auteur distinguait la Maladie de Menière idiopathique, sans cause appréciable, et la forme secondaire à une affection de l'oreille moyenne ou survenant dans le cadre d'une maladie générale.
Cette première description de la Maladie de Menière  dans la littérature médicale française, écrite dans un traité de pathologie externe rédigé par des professeurs agrégés et chirurgiens des Hôpitaux, peut servir de référence, tant pour la description clinique que pour l'orthographe de l'éponyme. Certes, la forme secondaire ne correspond pas à la nosologie actuelle, mais elle avait alors le mérite de la clarté. Toutefois, cette définition ne fut pas agréée par tous les otologistes. Très tôt, apparurent des divergences sur l'entité pathologique à laquelle on devait donner le nom de maladie de Menière, notamment avec Jacques Ladreit de Lacharrière, otologiste lui aussi très connu. 

Jules Ladreit de Lacharrière

Ce fut probablement l'auriste le plus connu parmi les successeurs de Prosper Menière à l'Institution des Sourds-muets, notamment pour avoir été un des fondateurs des Annales des Maladies de l'Oreille et du Larynx. Dans un article (23) paru en 1875, première année de cette revue, intitulé " De la maladie de Ménière et du vertige dans les maladies de l'oreille " , l'auteur ne prenait pas encore parti sur la définition de la maladie de Menière : " Je ne pense pas qu'il y ait une maladie de Ménière à forme grave et des formes bénignes ; je crois qu'elle est toujours caractérisée par des lésions du labyrinthe mais qu'il est des affections des conduits auditifs, des caisses des tympans (sic) et même de la trompe d'Eustache qui, se manifestant par des vertiges, des bourdonnements et des troubles de l'audition, peuvent la faire craindre ou la simuler. Je me propose donc d'étudier rapidement ici la maladie de Ménière et de montrer que dans les affections qui n'ont pas pour siège le labyrinthe, les symptômes ne sont pas semblables et qu'il sera toujours possible de les distinguer." Mais quelques années plus tard dans le Dictionnaire encyclopédique des Sciences Médicales (24), J. Ladreit de Lacharrière prenait nettement position pour restreindre le terme de maladie de Ménière à l'hémorragie labyrinthique. Dans un chapitre intitulé Hémorragie labyrinthique ou Maladie de Ménière  où il évoquait les différentes origines de ces hémorragies, traumatiques mais aussi spontanées, il écrivait : " Ce fut en 1861 que Paul Ménière (sic), mon illustre devancier à l'Institution Nationale des Sourds Muets présenta à l'Académie…." Après avoir rappelé la lecture académique de janvier 1861, l'auteur émettait sa conception étiopathogénique de la maladie de Menière. Pour lui, lorsque manquaient dans la triade soit les vertiges, soit la surdité, c'est avant tout dans l'oreille moyenne qu'il faut chercher la cause. En revanche, devant l'association des trois symptômes avec l'absence de pathologie d'oreille moyenne, " on peut affirmer une lésion du labyrinthe et le début soudain indiquera que c'est une hémorragie."

J. Ladreit de Lacharrière s'en prenait à la fois à la thèse de Voury, soutenue en 1874, et à l'article de Duplay du Traité élémentaire de pathologie externe.
" Je ne comprends pas, comme Duplay, sous le nom d'otite labyrinthique, un certain nombre d'états pathologiques de l'oreille interne dont la nature inflammatoire est loin d'être démontrée, du moins pour tous les cas, mais qui offrent entre eux de nombreuses analogies et relativement aux symptômes qu'ils déterminent. A ce groupe complexe et mal défini, Duplay a proposé de donner le nom de maladie de Menière. Ce légitime hommage à un homme dont la Science conservera le nom a été une cause de confusion qui se perpétue et qui fait, qu'en donnant le nom de maladie de Menière à tous les troubles vertigineux liés aussi aux affections de l'oreille, on ne peut plus s'entendre sur l'entité morbide que l'on veut décrire."

 Adam Politzer

Son renom dispense de préciser l'impact de ses idées. Dans son Traité des Maladies de l’oreille (35) paru en France en 1884, il classait la maladie de Menière dans un chapitre Hémorragies du labyrinthe, (page 648) mais il précisait : " nous ne comprenons sous le nom de Maladie de Menière  que la surdité apoplectiforme survenant subitement avec les symptômes précédemment indiqués, parce que dans ces derniers temps, on a appelé improprement maladie de Menière toutes les altérations de l'ouïe accompagnés de bruits subjectifs et de vertige, qui s'observent fréquemment aussi dans les accumulations de cérumen, les végétations du conduit auditif externe (Hillairet), les affections de l'oreille moyenne, certaines congestions passagères du labyrinthe et du cerveau, À la suite de lésions traumatiques et de tumeurs du cerveau." Adam Politzer réservait ainsi le terme de Maladie de Menière au vertige d'origine labyrinthique idiopathique, avec éventuellement une évolution avec rechutes. Le terme " apoplectiforme " devait probablement signifier " survenue sans aucun antécédent." Le professeur d'otologie de Vienne précisait que : " Ce n'est pas l'hémorragie ou exsudation en elle-même, mais son action sur certains tissus du labyrinthe membraneux qui provoque la production des symptômes. Il est fort probable, que là où l'extravasation produit une irritation des nerfs des ampoules, les symptômes de Menière sont fortement prononcés, tandis qu'ils peuvent manquer complètement si l'épanchement de sang n'agit pas directement sur les nerfs du vestibule et des ampoules  , en estimant qu'il y avait peut-être une hémorragie ou une extravasation produisant une irritation des nerfs des ampoules." Ainsi, Adam Politzer laissait planer l'incertitude sur l'hémorragie de la Maladie de Menière, mais il ne la classait pas moins dans le chapitre Hémorragies dans le labyrinthe, ce qui a pu conforter certains auteurs à restreindre cette maladie à l'hémorragie labyrinthique. 

Émile Ménière

Le fils de Prosper Menière a suivi la voie otologique tracée par l'ancien médecin de l'Institution des Sourds-muets. Il devint même médecin-adjoint de l'établissement. S'il n'a pas eu la belle carrière de son père, il connut cependant la notoriété à la fin du siècle dernier. De plus, les dictionnaires Larousse lui attribuent régulièrement dans leurs éditions successives depuis celle de 1923 en deux volumes, la paternité des travaux de son père sur les vertiges. L'erreur provenait peut-être du mémoire qu'il publia en 1880 intitulé Quelques considérations sur la Maladie de Ménière  (33) correspondant à la publication qu’il venait de faire au deuxième Congrès Otologique International à Milan. Il restait très dubitatif sur la nature des lésions labyrinthiques, en particulier  pour les formes avec rémissions et atteinte peu sévère de l’audition. Comme d’autres auteurs de l’époque, il distinguait la Maladie de Menière primitive et la Maladie de Menière secondaire ou symptomatique d’une affection de l’oreille moyenne ou d’origine traumatique. Concernant l'anatomie pathologique, il écrivait : " ce côté de la question est et restera probablement longtemps encore dans l'ombre."
Émile Ménière défendait avec vigueur la mémoire de son père, en particulier contre certains confrères qui prétendaient interpréter les idées de Prosper Menière : " Lorsque pour la première fois, un médecin réunit en faisceau une série de phénomènes paraissant pouvoir constituer une entité morbide, il faut bien admettre que l'auteur, tout en traçant un tableau très net, ne peut donner, dans son premier travail, qu'un aperçu de ses idées. Mais ces idées peuvent se modifier dans la suite ; le fond restant le même, l'explication de certains phénomènes peut varier.
" Mon père étant mort en 1862, huit mois après sa communication, je suis seul à pouvoir assurer que, d'après tout ce qu'il m'a dit à cette époque, certains faits lui paraissaient obscurs, que, l'attention étant attirée sur ce sujet, ses confrères ne pouvaient manquer d'apporter de nouvelles observations et éclairer plus complètement la question. Je me permets donc de faire des réserves quant à l'appréciation des opinions de mon père. Je ne suis pas seul à penser ainsi. C'est l'opinion de M. Charcot, et je m'appuie avec force sur l'autorité d'un tel maître. Je ne ferai qu'indiquer la classification du docteur Voury…"
Dans son Manuel d'otologie clinique (34) paru en 1895, Émile Ménière déplorait qu'une confusion regrettable soit survenue concernant le cadre de la maladie de Ménière, " qui ne cessera que lorsque des faits nouveaux suivis d'autopsie seront venus éclairer ce point de pathologie." Pour décrire la symptomatologie de la maladie, l'auteur se contentait de transcrire le second paragraphe du mémoire de son père: " Un homme jeune et robuste…", et non pas l'observation anatomo-clinique de la jeune fille  morte en quelques jours. 

Georges Gilles de la Tourette

Ce neurologue, connu surtout pour sa contribution à la maladie des tics, a fait en 1897 une " clinique médicale " sur le Vertige de Ménière parue dans la Semaine Médicale (15). Il y montrait l'importance de l'autorité de J-M Charcot pour établir le cadre nosologique du vertige auriculaire. De plus, à ses yeux, le traitement par le sulfate de quinine que proposait le célèbre neurologue de la Salpêtrièrie constituait " une des découvertes les plus importantes de la thérapeutique contemporaine." Dans le texte de la " clinique " de G. Gilles de la Tourette, le " Vertige de Ménière "  est parfois remplacé par celui de " Maladie de Ménière ", et correspond au vertige " ab aure læsa " , en rapport avec une affection aussi bien de l'oreille externe, de l'oreille moyenne ou du labyrinthe. " Quant aux lésions de l'oreille interne productrices de vertiges, elles sont encore mal connues, en dehors peut-être de l'hémorragie, dans tous les cas fort rare." On retrouve la même conception avec un autre neurologue très connu, J. Déjérine, auteur de " la sémiologie du système nerveux " dans le Traité de Médecine de Bouchard paru en 1901, mais il donnait plus de précision sur la physiopathologie de la maladie.

Jules Déjerine

 A la fin du siècle dernier, le futur titulaire de la chaire de neurologie de la Salpêtrière apporta des notions intéressantes dans le domaine des vertiges (8, pages 647-667). Des conceptions de son maître Noël Guéneau de Mussy, il ne conservait que la définition. Il distinguait trois catégories de vertiges : les vertiges sensoriels ou périphériques, les vertiges d'origine centrale, les vertiges dans les maladies générales dans lesquels il incluait notamment le vertige stomacal et le vertige névropathique. Pour cet auteur, le " Vertige de Ménière (vertigo ab aure læsa) reconnaît comme cause immédiate et fondamentale une hypertension intralabyrinthique." Les altérations de l'oreille interne sont mal connues et vraisemblablement d'ordre très divers. " L'hémorragie intralabyrinthique, signalée par Ménière, en est indiscutablement une cause, mais elle est un accident commun à un grand nombre d'affections. Certains auteurs réservent le terme de Maladie de Ménière aux hémorragies labyrinthiques, appelant congestion labyrinthique les cas légers. [...] En réalité, il n'y a qu'une différence de gravité entre le Vertige de Ménière et le vertige auriculaire simple…" Dans le vertige auriculaire, tout disparaît avec la guérison de la cause. " Dans la Maladie de Ménière, la surdité va croissant et les vertiges deviennent plus rares." Jules Déjerine a été probablement le premier auteur français à avoir si clairement rattaché la maladie de Menière à l'hypertension intralabyrinthique.

Maurice Lannois et Fleury Chavanne

En 1908, ces deux O R L lyonnais présentaient devant la Société Française d'Oto-Rhino-Laryngologie, un rapport sur les Formes cliniques du syndrome de Ménière (25). Ils commençaient leur rapport ainsi : " On est un peu désorienté et bien près d'être pris de vertige en contemplant, du haut du monceau des publications auxquelles il a donné naissance, le cadre nosologique que l'on est convenu d'appeler maladie de Ménière." Puis les auteurs constataient : " Et tout fut entassé dans un cadre unique indifféremment appelé vertige auriculaire, vertigo ab aure læsa, vertige labyrinthique, maladie de MénièreMaladie de Ménière! On était loin pourtant de l'affection univoque de 1861. En vain, au congrès de Milan (1880), E. Ménière avait-il essayé de protester, demandant que l'on réservât le nom de maladie de Ménière, à l'entité isolée par son père… Avec lui et la plupart des otologistes actuels, Politzer notamment, nous pensons que les termes de maladie de Ménière et de vertige de Ménière doivent être définitivement abandonnés: la précision scientifique la plus élémentaire interdit, en effet, d'attribuer à une série d'éléments aussi disparates une appellation que son caractère personnel oblige à désigner un nombre de faits restreints et bien définis." 

L'important travail de ces rapporteurs mérite une attention particulière car il illustre bien comment a pu être détourné le message de la lecture académique de Prosper Menière. Des observations rapportées dans cette lecture, les auteurs n'ont retenu que l'observation anatomo-clinique, passant sous silence les autres descriptions cliniques, même la première observation si bien décrite. Certes, ils rappelaient deux propositions essentielles de l'extrait par l'auteur : " un appareil auditif, jusque-là parfaitement sain", et " les accidents qui ont la forme intermittente ", ils en tiraient des conclusions pour le moins surprenantes :

" La forme apoplectiforme du syndrome de Ménière traduit une hémorragie labyrinthique. Le syndrome apoplectiforme non traumatique… Cette forme correspond à celle primitivement décrite par Ménière, c'est à elle seule que l'on aurait dû appliquer historiquement la dénomination de maladie de Ménière."
" La question s'est élargie et chacun admet que le syndrome de Ménière peut succéder à des affections de l'oreille externe, de l'oreille moyenne, de l'oreille interne, du nerf acoustique. Son originalité est assurée par le groupement de trois symptôme primordiaux : vertiges, bruits subjectifs, hypoacousie ou surdité."

Ainsi, les rapporteurs officiels de la Société Française d'Oto-Rhino-Laryngologie sur le " syndrome de Ménière " , contribuaient à entretenir la confusion, notamment en ce qui concernait les écrits d'Émile Ménière qui avait un autre regard sur "  l'entité isolée par son père " , ne prenant pas la même observation pour référence.
Toutefois, ce rapport n'était pas sans intérêt car il recensait et décrivait la plupart des " formes cliniques " connues à l'époque. On y trouve en particulier, sous le terme de " phénomène paradoxal ", deux observations de " vertige qui fait entendre " (25, pages 124-125), bien avant le célèbre mémoire de Lermoyez sur ce sujet, mais décrites avec beaucoup moins de brio.

Marcel Lermoyez

Ce grand maître de l'otologie parisienne du début du siècle a laissé son nom au " Vertige qui fait entendre." C'était d'ailleurs le titre de l'article qu'il publia dans La Presse médicale (26) en 1919, dans un langage qui ne pouvait laisser indifférent : "  L'oreille s'engourdit, s'assourdit, bourdonne ; peu à peu, sa surdité se complète. La fonction auditive semble irrémédiablement abolie, quand soudain se déclare un violent vertige. [...] et, en quelques heures, l'audition reparaît. Un orage a nettoyé le ciel obscurci. On dirait que l'oreille fait un effort suprême, poussé jusqu'au vertige, pour se dégager : et elle réussit à briser ses entraves." Si l'auteur reconnaît à Prosper Menière le mérite d'avoir rapproché vertiges et labyrinthe, il était loin d'approuver toutes ses interprétations. N’alla-t-il pas jusqu'à écrire:  " Cependant, Ménière quitta le terrain solide de l’observation, qui l’avait conduit vers une grande vérité,  pour se perdre dans les fondrières des théories. Déjà, il se préparait à annexer au labyrinthe l’épilepsie, la migraine,  [...] quand il mourut le 7 février 1862. La mort bienfaisante ne lui laissa pas le temps de jeter sur son œuvre le voile des erreurs séniles." En effet, Prosper Menière avait écrit dans son mémoire sur les vertiges que les symptômes s'observaient volontiers chez les personnes sujettes à la migraine et ajoutait : " Je n'hésite pas à regarder ces migraines comme dépendant d'une lésion de l'oreille interne." Certes, l'interprétation pathogénique était hasardeuse mais la description de l'association vertige et migraine témoignait d'une grande qualité d'observation.
On comprend difficilement la sévérité de M. Lermoyez à l'égard de Prosper Menière. Le destin a voulu que le nom de Lermoyez soit passé à la postérité à propos d'une " forme clinique " de la Maladie de Menière. 

Conclusion

Pierre Flourens et Prosper Menière sont indiscutablement les créateurs de la labyrinthologie moderne, tant pour la partie cochléaire que pour la partie vestibulaire. Il est quand même curieux de constater qu'il fallut attendre l'année 1861 pour identifier les vertiges d'origine auriculaire alors que les travaux physiologiques de P. Flourens les laissaient présager depuis plusieurs décennies. Il est non moins étonnant que les rapports entre certains vertiges et l'oreille n'aient pas été repérés plus tôt, alors que les auristes connaissaient depuis longtemps la notion de vertiges déclenchés par les lavages d'oreille avec de l'eau froide, et l’associations de symptômes auriculaires avec certains vertiges. Mais comme l'expliquait au siècle précédent François Boissier de Sauvages: " les vertigineux ne doivent pas être surpris s'ils ont si souvent des tintements d'oreille ", en apportant des explications basées sur la circulation sanguine qui parurent évidentes pendant près d'un siècle. Le mérite de l'auriste des Sourds-muets a été de ne pas se contenter de ces interprétations sans fondements, et de s'étonner de la coexistence de signes cochléaires avec des manifestations étiquetées cérébrales.
Prosper Menière était un auriste de formation tardive. Il avait abordé l'étude de la pathologie de l'oreille sans idées préconçues, après avoir acquis une solide culture générale en médecine et des méthodes de travail basées sur l'observation rigoureuse. C'est en partant de l'étude de l'oreille interne qu'il a élargi le champ de la pathologie labyrinthique et découvert sa partie vestibulaire. Cet aboutissement était le fruit d'un travail étalé sur près de vingt ans.
L'apport de Prosper Menière revêt donc une valeur fondamentale. On lui doit plusieurs notions qui constituent la base de la labyrinthologie clinique. Il a d'abord été le premier auteur à avoir clairement montré que l'oreille interne pouvait être responsable de vertiges, contrairement à l'opinion d'alors qui en faisait l'expression d'une maladie cérébrale, au même titre que l'épilepsie. D'autre part, il avait parfaitement identifié une maladie d'oreille interne, sans association avec une pathologie d'oreille moyenne, comportant des accès vertigineux paroxystiques et une surdité évolutive donnant ainsi la trame de la maladie qui porte maintenant son nom. Il a su évoquer les vertiges par traumatismes de l'oreille, les vertiges d'origine pressionnelle, l'association vertige et migraine.  Enfin, il avait su reconnaître l'existence de vertiges d'origine cérébrale et donner la valeur qu'il convient aux signes cochléaires pour orienter vers l'origine périphérique. Il avait ainsi tracé le cadre de la nosologie moderne des vertiges, sans s'égarer dans d'autres étiologies comme l'origine " stomachique." Il fallut en fait plusieurs décennies pour que ses idées soient communément admises.
Le seul faux pas qui pourrait être relevé dans son parcours otologique serait la reprise, dans sa lecture académique, de la trop célèbre observation anatomo-clinique déjà publiée longtemps auparavant. Par un effet curieux des raccourcis historiques, c'est souvent cette observation qui vient à l'esprit quand se trouve évoquée l'histoire de la Maladie de Menière. Elle a été à l'origine d'une confusion nosologique qui mit beaucoup de temps à s'effacer. Heureusement, l'unanimité a pu se réaliser pour réserver l'éponyme à une entité clinique bien précise. Dans son dernier article scientifique paru en septembre 1861, quelques semaines avant de disparaître, Prosper Menière avait non seulement décrit sans cette nouvelle maladie, mais aussi livré pour la postérité le fruit de ses travaux concernant la pathologie labyrinthique portant sur plus de vingt années.

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