Prosper Menière, auriste précurseur

Prosper Menière, auriste précurseur

 

 

Il est curieux de constater que la renommée de Prosper Menière dans le domaine médical se limite à la pathologie vestibulaire. Cette notoriété repose sur des publications échelonnées sur moins d'un an, de février à septembre 1861. Or, pendant plus de 20 ans, Prosper Menière a publié des travaux concernant ses deux pôles d'intérêt médical : la prise en charge de l'éducation des enfants sourds-muets, et les maladies de l'oreille. En dehors de la pathologie des vertiges, l'apport de Prosper Menière à l'otologie est loin d'être négligeable et mérite d'être connu. La découverte de Prosper Menière sur la responsabilité de l'oreille interne dans la genèse des vertiges représente en fait l'aboutissement logique de ses travaux sur l'ensemble de la pathologie de l'oreille. Leur connaissance permet de mieux comprendre la teneur de la célèbre lecture à l'Académie de médecine de janvier 1861.

La succession de Jean-Marc Gaspard Itard

Prosper Menière n'avait aucune connaissance particulière dans le domaine des maladies de l'oreille et de la surdité lorsqu'il devint médecin de l'Institution royale des Sourds-muets (7, p. 489). " À l'exemple de feu Itard mon prédécesseur à l'Institut des Sourds-Muets de Paris, j'ai étudié les maladies de l'oreille, non par goût ni par choix, mais par occasion et par devoir." Sa biographie écrite par le Dr. Ch. Fiessenger (5) explique très bien la situation de Prosper Menière en 1838. " Sa thèse de professorat sur les cosmétiques eut son heure de célébrité (1837). Il fut classé au premier rang avant Piedagnel pour les hôpitaux, avant Royer-Collard pour la chaire d'Hygiène, qui était celle qu'il briguait. Fut-il nommé ? Non pas. Quelle erreur de s'imaginer qu'on arrive à un concours par la voie du mérite !  [...] En haut lieu, on s'aperçut de la lacune. Le concours du professorat fut aboli (Cette affirmation est laissée sous la responsabilité de son auteur car c'est bien Hippolyte Royer-Collard  qui succéda à Nicolas Desgenettes en 1838), mais Ménière n'avait cure de hasarder une nouvelle tentative. Il était placé ailleurs et en position autrement indépendante. Guéneau de Mussy l'avait fait nommer médecin en chef des Sourds-Muets, à la place que la mort d'Itard venait de laisser."
François Guéneau de Mussy était alors médecin de l'Hôtel-Dieu, et membre de l'Académie de médecine où il avait côtoyé longtemps Itard. Son parcours antérieur sortait de l'ordinaire puisqu'il avait été admis à l'École Polytechnique dès l'origine. Mais il en sortit rapidement car il n'avait pas voulu prêter serment et " jurer sa haine à la royauté." Dès 1803, il s'était " fait recevoir " docteur en médecine. Puis, après avoir été professeur à l'École des Ponts et Chaussées, il prit la direction de l'École Normale où il pouvait, paraît-il, remplacer presque tous les professeurs. Après l'École Normale, il reprit l'exercice de la médecine et fut nommé à l'Hôtel-Dieu et à l'Académie de médecine où, a plusieurs reprises, il était intervenu sur la surdi-mutité. Il fut longtemps administrateur de l'Institution des Sourds-muets de Paris.  Son neveu Noël Guéneau de Mussy fut plus tard professeur de clinique médicale à l'Hôtel-Dieu, et se fit connaître, notamment, pour avoir défini et classé les vertiges, en 1871.
Au soutien de l'Académie de médecine s'était ajouté celui de la Faculté, notamment de son doyen Orfila, ami de Menière, d'autant plus que celui-ci s'était très bien acquitté de sa mission auprès de la duchesse de Berry (8). De plus, avec deux autres médecins angevins, Charles Prosper Ollivier dit Ollivier d'Angers, et Pierre Honoré Bérard, qui connurent la notoriété le premier en médecine légale, le second en physiologie et en tant que doyen, Prosper Menière avait soigné Orfila en 1832 alors qu'il était à l'article de la mort, atteint par le choléra.
Le principal concurrent pour succéder à J-M. G. Itard était Nicolas Deleau dit Deleau jeune. La personnalité de cet auriste devenu rapidement aussi célèbre que J-M. G. Itard doit être connue pour comprendre l'otologie balbutiante d'alors. Né en 1797, deux ans avant Prosper Menière, et décédé la même année que lui, en 1862, N. Deleau s'intéressa très tôt à l'oreille et à la prise en charge des sourds-muets. Dès 1822, il présenta un mémoire sur La perforation de la membrane du tympan avec des observations sur les sourds-muets. Le succès de ce travail l'incita à s'installer à Paris. Il présenta plusieurs mémoires devant l'Académie des sciences :

- en 1824 : L'art de sonder la trompe d'Eustachi ( sic) simplifié ;
- en 1825 : Présentation d'un sourd-muet de naissance qui a recouvré l'ouïe par le cathétérisme guttural ;
- en 1829 : Mémoire destiné à montrer l'utilité de l'emploi de l'air atmosphérique dans le traitement de diverses espèces de surdité.

Dès 1825, N. Deleau avait commencé à modifier l'art du cathétérisme tubaire en substituant une sonde malléable en gomme à la sonde métallique afin de mieux pénétrer dans la trompe, et en remplaçant l'eau par de l'air à l'aide d'une pompe et d'un manomètre. L'Académie des sciences avait reconnu l'intérêt de cette technique dans son rapport de 1829. " M. Deleau, considérant que la muqueuse qui tapisse l'oreille moyenne possède le degré de sensibilité nécessaire pour supporter sans douleur le contact de l'air atmosphérique, a pensé que des injections d'air ne seraient nullement dangereuse, et que, par la différence des bruits qu'elles occasionneraient lorsqu'elles arriveraient ou non jusque dans la caisse, on pourrait reconnaître si la surdité dépendait d'un simple rétrécissement ou d'une obstruction de la trompe." Cette notion a été confirmée avec le recul de quelques décennies par E. H. Triquet qui écrivait dans son Traité pratique des maladies de l'oreille (11) paru en 1857 : " avant qu'on connût l'art de sonder la trompe d'Eustache, toutes les formes de surdité étaient bien difficiles à séparer l'une de l'autre."

J-M. G. Itard niait l'intérêt des injections d'air " puisqu'il pénètre de l'air sans cesse dans la trompe dans les mouvements respiratoires (Archives générales de médecine, 1826, tome 12, 676-678) Cette opinion correspondait à la conception de la physiologie tubaire de l'époque qui admettait la béance permanente de la trompe. Il s'élevait contre l'intérêt porté par l'Académie des sciences à ces travaux, ainsi qu'aux subsides qu'elle accordait à N. Deleau pour l'éducation des enfants sourds qu'il avait guéris. Dans une lettre ouverte (Archives générales de médecine, 1827, tome 14: 598-600), il alla jusqu'à écrire : " Je soutiens que MM. Les commissaires de l'Académie des sciences se sont formellement trompés sur l'un ou l'autre de ces points :

Ou sur la nécessité d'une éducation spéciale à donner à ces jeunes sourds-muets, s'il y a eu réellement guérison de leur surdité ;
Ou sur la réalité de leur guérison, s'il y a nécessité d'une éducation spéciale."

La colère d'Itard se comprenait d'autant mieux qu'en 1825, le conseil d'Administration des Sourds-muets l'obligea à essayer le cathétérisme chez les sourds-muets de l'Institution, et à présenter les résultats devant l'Académie de médecine. Sur plus de deux cents cas, il n'obtint aucun succès comme on peut le lire dans un rapport qu'il fit à l'Administration des Sourds-muets (Archives générales de médecine, 1827, tome 14: 598-600). La réponse de N. Deleau ne se fit pas attendre. Elle expliquait, par la même voie de presse, que les échecs étaient dus à la technique de cathétérisme par eau et non par air. Les prises de position de J-M. G. Itard ont probablement joué un rôle important lorsque, à la succession du premier, le second présenta sa candidature. Au ressentiment d'Itard devait se mêler le dépit de voir le cathétérisme avec injection d'air prendre rapidement le pas sur l'injection d'eau, permettant une meilleure identification de la pathologie de l'oreille moyenne. Curieusement, la postérité n'a retenu que la " sonde d'Itard " et a oublié le rôle majeur de N. Deleau dans le cathétérisme de la trompe et dans l'insufflation à l'aide d'une poire en caoutchouc. C'est d'ailleurs à N. Deleau et non à J-M. G. Itard que Prosper Menière confia ses oreilles en 1835 pour être traité par cathétérisme.

La nomination de Prosper Menière avait donné lieu à une violente diatribe dans la presse médicale car Nicolas Deleau était soutenu fortement par la Gazette des Hôpitaux Civils et Militaires. Il était " médecin de l'Hospice des Orphelins de Paris pour le traitement des maladies de l'oreille." Ses travaux étaient connus. Son Traité du cathétérisme de la trompe d'Eustache (Archives générales de médecine, 1827, tome 14: 598-600) parut cette même année 1838. Parmi les autres candidats connus figurait G. Breschet ; il était déjà chirurgien de l'Hôtel-Dieu, Professeur d'anatomie à la Faculté, et membre de l'Institut.

Dans le numéro du jeudi 9 août 1838 de la Gazette des Hôpitaux Civils et Militaires, on peut lire: " En vérité, il est des gens dont nous voudrions n'avoir jamais à nous occuper, et dont il faudrait laisser dans l'oubli la médiocrité ; mais pourquoi s'efforce-t-on de les mettre en évidence; pourquoi leur donner des postes qu'ils n'ont pas mérités ? [...]

Quand une place est vacante aux sourds-muets, que M. Deleau se présente, ses travaux pratiques sur l'oreille à la main ; quand vient M. Brachet, n'eût-il avec lui que des recherches sur l'oreille des poissons, on doit nommer M. Deleau ; on peut nommer M. Breschet, mais à coup sûr, on ne peut ni ne doit nommer M. Menière."

Prosper Menière avait donc réussi à devancer non seulement l'auriste le plus connu alors en France, mais aussi le Professeur de Faculté.

On comprend le courroux de certains lecteurs dont l'un, dans les jours suivants, avait intitulé sa correspondance dans le journal : " L'accoucheur oculaire et les sourds-muets ", faisant allusion à l'accouchement de la duchesse de Berry.

Dans cette même presse, on trouve une lettre de Nicolas Deleau faisant part de son amertume, ceci d'autant plus que, trois ans auparavant, il avait guéri Menière d'un catarrhe tubaire par des insufflations. À l'appui, il joignait une lettre de reconnaissance qu'il avait reçue de Prosper Menière après sa guérison (Gazette des hôpitaux civils et militaires, 1838, 430).

Ces correspondances d'humeur donnent non seulement le climat d'alors, mais ont permis aussi de livrer à la postérité une remarquable auto-observation de Prosper Menière. En effet, après avoir reçu les soins de Nicolas Deleau, en mars 1835, il lui avait adressé une longue lettre de reconnaissance dans laquelle il décrivait par le détail les circonstances d'apparition, tous les symptômes du catarrhe tubaire, les impressions du patient lors du cathétérisme, et l'heureux résultat. Cette lettre pouvait à elle seule constituer une véritable " clinique " comme les médecins des hôpitaux d'alors les publiaient.

Ainsi, la notoriété de Prosper Menière, son soutien par le Pouvoir puisqu'il avait rendu service avec efficacité auprès de la Duchesse de Berry, l'aide de la Faculté, l'hostilité patente d'Itard vis-à-vis du principal concurrent, avaient joué en faveur de Prosper Menière. L'appui de l'Académie de médecine où J-M. G. Itard avait des amis ne pouvait aller vers N. Deleau qui avait toujours réservé la primeur de ses travaux à l'Académie des sciences. Enfin, la situation hospitalière et universitaire de P. Menière lui permettait de briguer des places en vue. Il est intéressant à noter qu'en mai 1838, il avait fait acte de candidature à l'Académie de Médecine pour une place vacante en hygiène. Lors de l'élection du 7 août suivant, sa candidature avait disparu. Sa nomination à l'Institution des Sourds-muets avait certainement était très appréciée, et peut-être même aidée par les futurs candidats et leurs soutiens, tant aux postes hospitalier et universitaire qu'à la place académique auxquels il pouvait prétendre.

Le 1er août 1838, le conseil d'Administration des " Sourds-Muets " prenait connaissance de la lettre ministérielle officialisant la nomination de Prosper Menière en qualité de médecin de l'Institution. Le Directeur informait le Conseil que le nouveau médecin avait pris possession de son appartement et de ses tantièmes depuis quelques jours.

 Quel contexte otologique Prosper Menière rencontra-il lorsqu'il prit la succession de Jean-Marc Gaspard Itard à l'Institution des Sourds-muets de Paris ?

Prosper Menière prenait donc en 1838 la place inaugurée par J-M. G. Itard en 1800 alors qu'il avait 25 ans, après une formation non académique effectuée avant tout sur le terrain comme chirurgien militaire, à une époque où la Révolution avait aboli les Facultés de médecine. La réputation d'Itard avait très tôt dépassé les frontières, grâce notamment à la prise en charge du " sauvage de l'Aveyron." Il s'adonna avec passion à la découverte des maladies de l'oreille. Après avoir constaté que jusqu'alors, les ouvrages consacrés à la pathologie de l'oreille " ont plutôt marqué que rempli le vide qui se fait apercevoir dans cette partie de l'art. J'ai conçu le projet de faire disparaître cette vaste lacune en prenant cette classe de maladies, presque totalement inconnues, pour sujet de mes recherches." Son Traité des maladies de l'oreille et de l'audition (6), paru en 1821, fut en fait le premier véritable traité d'otologie et lui avait apporté la consécration du milieu médical. Il laissa à son successeur une importante clientèle, essentiellement otologique (6-éloge historique, pages XXIX).

Les autres auristes renommés étaient en nombre très limité avec, en France, outre N. Deleau, J. A. Saissy à Lyon, plus ancien (1756-1822), et en Allemagne G. Kramer (1801-1875) , J.-P. Bonnafont (1805-1880) alors médecin militaire en Algérie, n'avait pas encore publié. Son excellent Traité théorique et pratique des maladies de l'oreille, et des organes de l'audition (1), ne parut qu'en 1860. Les célèbres Antonin von Trœltsch (1829-1890), Hermann Schwartze (1837-1910), et Adam Politzer (1835-1920), ont représenté la génération suivante. En Angleterre, William Wilde (1815-1876), père d'Oscar Wilde, et Joseph Toynbee (1815-1866), étaient plus jeunes et n'avaient pas encore écrit leurs mémorables travaux, tant cliniques pour le premier, qu'anatomo-pathologiques pour le second. Il en était de même de E. H. Triquet à Paris. Comme Prosper Menière, il avait obtenu la médaille d'or des Hôpitaux de Paris, mais 23 ans plus tard, et avait fondé un dispensaire pour les maladies de l'oreille. Son Traité pratique des maladies de l'oreille (11) parut en 1857. Le jeune auriste manifesta en 1851, dès la fin de son internat, des prétentions sur l'intérêt de ses travaux en otologie, ce qui lui valut une sévère remise au pas de Prosper Menière dans la Gazette des Hôpitaux civils et militaires.

Lors de son changement d'activité, Prosper Menière ne pouvait trouver que bien peu d'ouvrages de cliniciens compétents en otologie. Il existait à cette époque un grand nombre de travaux concernant l'anatomie de l'oreille. Comme l'écrivait alors G. Kramer dans son Traité des maladies de l'oreille  (7- page 25) paru en Allemagne en 1836, "l'anatomie de l'oreille semble arrivée à la perfection, grâce aux recherches si patientes des hommes les plus habiles. Après les travaux de Scarpa, de Sœmmering, il n'y a rien à ajouter."  En physiologie, les travaux de F. Magendie et P. Flourens en France, J.-P. Müller et E.-H. Weber en Allemagne, étaient  connus.

En revanche, les médecins désirant s'initier aux maladies de l'oreille ne disposaient alors que de rares documents. Outre ceux du français J-M. G. Itard et du berlinois G. Kramer, on trouvait aussi l'Essai sur les maladies de l'oreille interne (9) de Saissy, édité en 1828, et les rapports de l'Académie des sciences concernant les mémoires de Nicolas Deleau.

Quand Prosper Menière obtint le poste de médecin de l'Institution royale des Sourds-muets de Paris, les maladies de l'oreille avaient alors une fâcheuse réputation car les moyens d'examen étaient très rudimentaires, et les thérapeutiques appliquées sans notion de diagnostic. La triste mais célèbre histoire de von Berger, médecin du roi du Danemark décédé en 1791 à la suite d'une mastoïdectomie entreprise pour améliorer sa surdité, était encore présente dans les esprits.  Aussi, dans son Traité, Itard jugeait-il l'intervention mastoïdienne "inutile et dangereuse " (6, tome II, page 127).

G. Kramer écrivait en premières lignes de l'introduction de son traité des Maladies de l'oreille : " on s'est très souvent plaint de l'abandon dans lequel les auteurs ont laissé les maladies de l'oreille. Ces plaintes sont justes et bien fondées, quand on compare, sous le rapport du nombre et de la valeur scientifique, les ouvrages consacrés aux maladies des yeux avec ceux qui traitent de la pathologie de l'oreille. Ces derniers sont en effet très inférieurs. [...]  J'ai voulu, avant d'aller plus loin, soumettre à un examen consciencieux la série des connaissances qui nous ont été transmises sur la pathologie auriculaire. [...] Je déclare (7, page 2 ) d'avance que les travaux réguliers et vraiment scientifiques sur cette matière appartiennent aux temps modernes. Il a dû en être ainsi puisque l'on ne s'est préoccupé de l'exploration de l'oreille que depuis quelques années. [...] Tant que l'on n'a tenu aucun compte des lésions réelles de l'organe, on n'a jamais pu établir un véritable diagnostic, et par conséquent, le traitement est resté dans le domaine de l'empirisme."

G. Kramer poursuivait en rappelant l'histoire de la connaissance des maladies de l'oreille, depuis Hippocrate, Celse, Galien, jusqu'aux auteurs modernes. Il trouvait qu'il n'y avait guère eu de progrès depuis l'Antiquité. Passant en revue les travaux des dernières années, il formulait ainsi quelques sévères jugements (7,  page 13 ) :

" on ne peut accepter comme authentiques les faits qu'ils rapportent et l'on doit se tenir en garde contre les résultats dont on ne peut constater régulièrement la valeur ;

" [...] qui, spéculent sur l'ignorance et la crédulité publique. Ces façons d'agir ne peuvent convenir aux médecins qui se respectent.

" Ces aberrations de nos devanciers dans la pathologie de l'organe acoustique auraient dû diriger vers une meilleure voie les médecins de notre siècle ; et cependant on trouve encore parmi eux la trace de cet empirisme irréfléchi.

" On souffre de voir nos contemporains accueillir sans critique les observations les plus merveilleuses, baser sur des faits apocryphes ou incroyables des hypothèses absurdes, et négliger ouvertement l'étude attentive et consciencieuse des maladies. On croirait qu'ils ont renoncé à se servir de leurs yeux pour voir ce qui peut être vu dans les oreilles, et qu'ils sont décidés à ne tenir aucun compte de l'observation rigoureuse des caractères physiques des maladies de cet appareil."

G. Kramer condamnait ainsi sans appel les ouvrages de ses contemporains, tant allemands qu'anglais. Certains auteurs français ne trouvaient pas plus grâce à ses yeux. Dans l'Essai sur les maladies de l'oreille interne de Saissy, traduit en allemand, il trouvait que "les symptômes qu'il indique sont tout à fait imaginaires et sont incapables de conduire à un diagnostic d'ailleurs impossible."

Après les condamnations, le plaidoyer (7, page 21 ). " Je reconnais avec plaisir les ouvrages français d'Itard et Deleau dont les auteurs n'échappent cependant pas aux critiques… Itard, bien supérieur sous tous les rapports à ses devanciers, n'est cependant pas exempt d'imperfection, et cela se voit surtout dans la méthode suivant laquelle il a cru devoir classer les maladies de l'organe acoustique. [...] On doit avoir une entière confiance dans tout ce qu'il dit..." Effectivement, Itard distinguait les maladies de l'oreille externe, et les maladies de l'oreille interne qui regroupaient toutes les affections invisibles dans le conduit. Il était d'ailleurs conscient de ce défaut car il précisait, en tête de son Traité (6, tome I, page 32 ) : "qu'il serait plus exact, et surtout plus utile pour la pratique, d'admettre l'oreille externe comprenant l'auricule avec le conduit auditif externe, et limitée par la membrane du tympan ; l'oreille moyenne composée de la caisse et de la trompe d'Eustache ; enfin l'oreille interne, à laquelle se rapportent le labyrinthe et ses diverses parties." Il fallut attendre G. Kramer pour effectuer une classification moderne en trois groupes avec individualisation de l'oreille moyenne. Les travaux de Nicolas Deleau n'y étaient probablement pas étrangers. Mais G. Kramer reprochait à l'auriste parisien de s'être borné au diagnostic et au traitement des maladies de l'oreille moyenne.

La tâche que s'était donnée G. Kramer n'était pas seulement d'apporter une nouvelle classification aux maladies de l'oreille (7,page 23) : "J'ai cherché  à établir le diagnostic non pas sur les impressions ressenties par les malades, mais sur des caractères physiques facilement appréciables. Cette base m'a également servi pour fonder les indications d'un traitement simple et rationnel." Un tel objectif, qui nous paraît maintenant évident, paraissait révolutionnaire pour la pathologie des oreilles, à une époque où tous les autres organes accessibles avaient déjà bénéficié de cette même philosophie. Le livre de G. Kramer, édité en allemand en 1836, fut traduit l'année suivante en anglais par Bennett, et en français par un auteur belge, Bellefroid, dès 1840. Mais Prosper Menière (7, page XI ) trouvait que cette traduction contenait des contresens et s'avérait incomplète. "J'ai pu croire, à différentes reprises, que le traducteur avait eu l'intention de donner, non pas l'ouvrage entier, mais bien un abrégé du livre de M. Kramer." C'est pour cette raison, du moins officielle , qu'il publia en 1848 la traduction qu'il s'était faite pour lui à partir de la traduction anglaise, dès qu'il fut nommé médecin de l'Institution de Sourds-muets. Prosper Menière précisait : " je déclare humblement que je ne connais pas la langue allemande ."

Ainsi, les traités d'Itard et de Kramer marquèrent le début de l'otologie moderne, ou du moins en établirent les assises. Ils permirent à Prosper Menière d'approfondir ses connaissances aux meilleures sources (7, page IX ). " À l'époque où j'ai succédé au célèbre médecin des sourds-muets de Paris, j'ai dû m'occuper sérieusement des travaux qui avaient été entrepris sur la pathologie de l'organe acoustique, et je ne tardai pas à reconnaître l'importance de l'œuvre du praticien de Berlin." Après avoir traduit son traité, il en fit une analyse rigoureuse. " Il n'est aucune des assertions de M. Kramer que je n'aie soumises au contrôle de l'observation la plus attentive ; j'ai établi une concordance exacte entre ce traité nouveau et celui d'Itard, j'ai recherché curieusement les dissidences et les points de contact qui existent entre les deux ouvrages, et j'ai vérifié le tout au lit du malade, afin de n'admettre que ce qui me paraissait être la vérité. Il en est résulté une connaissance approfondie en la matière, et neuf années de pratique m'ont permis d'avoir une opinion sur cette partie de la pathologie."

"J'ai voulu indiquer, dans des notes assez nombreuses, mon opinion sur beaucoup de points qui ne me paraissent pas traités comme ils doivent l'être. J'ai ajouté à la fin de chaque chapitre des réflexions critiques ou des vues que je crois nouvelles. J'ai montré en mainte circonstance des lacunes à combler, et j'ai discuté la valeur de procédés curatifs vantés par le praticien de Berlin." Prosper Menière a même ajouté à la traduction du traité, des publications que G. Kramer avait fait paraître depuis l'édition allemande de 1836, notamment un long mémoire sur l'otorrhée cérébrale.

Ce livre, paru en 1848, représentait donc beaucoup plus que la simple traduction du traité initialement édité en 1836, d'autant plus que le traducteur avait inclus en fin d'ouvrage deux importants travaux personnels. Il s'agissait de l'ensemble des trois articles paru en 1841 et 1842 dans la Gazette médicale de Paris sur L'exploration de l'appareil auditif  (8) et du mémoire concernant des Recherches sur l'origine de la surdi-mutité (9) paru en 1846. On trouve ainsi réunies les bases de la monographie que Prosper Menière avait projeté de publier. " Je me propose de publier bientôt le fruit de mes recherches sur la pathologie de l'organe auditif. Mais ce travail est long et difficile, et à l'exemple de mon prédécesseur à l'Institut Royal des sourds-muets de Paris, [...]je m'arrête mécontent de mon œuvre, attendant de nouvelles occasions de vérifier une première remarque, voulant toujours les soumettre à la sanction de l'expérience, et désireux d'arriver ainsi à un certain degré de perfection que j'ambitionne et que je crains de ne pas atteindre." S'il n'a pas écrit un traité, il a du moins laissé de nombreux écrits sur l'ensemble de la pathologie de l'oreille. Les notions qu'il défendait reposaient sur une vaste expérience.

En devenant le médecin de l'Institution des Sourds-muets, Prosper Menière n'allait pas se cantonner dans la seule éducation des enfants sourds, ni dans leur suivi médical. À l'instar de son prédécesseur Itard, il était logé dans l'établissement ; il n'en menait pas moins par ailleurs une importante activité de consultation. Prosper Menière était essentiellement un médecin, alors qu'il avait reçu une formation chirurgicale puisqu'il s'intitulait, dans sa thèse inaugurale, ancien " chirurgien interne de l'Hôtel-Dieu." Mais à cette époque, la chirurgie des oreilles avait mauvaise réputation ; la simple myringotomie était condamnée par beaucoup. Voici ce qu'il pensait d'une des interventions en vogue, le " bougirage."  Que ce soit selon la méthode de G. Kramer avec une corde de boyau dans la lumière de la sonde de cathétérisme tubaire, ou selon celle de N. Deleau avec une sonde flexible avec mandrin métallique, la technique lui paraissait contestable. " L'inutilité ou l'insuccès de ces diverses tentatives ont déterminé plusieurs chirurgiens à ouvrir la membrane du tympan, dans le but de remédier à quelques maladies de l'oreille moyenne. On voit que cette opération peut servir utilement à établir le diagnostic d'une lésion jusque-là méconnue ; mais personne ne se croira autorisé à employer un semblable procédé, quelle que puisse être, du reste, son innocuité. Enfin, on a proposé de perforer l'apophyse mastoïde pour vider la caisse et désobstruer la trompe, et cette opération a pu permettre de constater d'une manière rigoureuse l'espèce de maladie siégeant dans ces cavités. Mais ici encore, le moyen peut devenir dangereux, et l'on devra s'abstenir de recherches dont le succès sera toujours fort contestable."

Prosper Menière était non seulement appelé fréquemment comme consultant dans les hôpitaux, mais il pouvait aussi effectuer l'étude cadavérique de certains de ses anciens patients, ce que ne pouvaient réaliser les médecins qui ne fréquentaient pas les hôpitaux. En 1851, Prosper Menière faisait déjà état de plus de 150 observations anatomo-cliniques (Gazette des hôpitaux civils et militaires, 1851, 20). Enfin, il enseigna la pathologie de l'oreille à l'École Pratique pendant plusieurs années à partir de 1840.

 La contribution de Prosper Menière à l'otologie.
Elle a porté dans tous les domaines de l'otologie : examen de l'oreille, pathologie de l'oreille externe, de l'oreille moyenne et de l'oreille interne. Une place particulière mérite d'être signalée pour l'insufflation tubaire, à visée diagnostic et thérapeutique, et les séquestres osseux qui peuvent atteindre toutes les parties de l'oreille.

Prosper Menière approuvait la classification proposée par G. Kramer

L'examen de l'oreille

Prosper Menière découvrit rapidement que l'otologie n'avait pas bénéficié des mêmes progrès que les autres disciplines médicales. " Et lorsque j'ai voulu puiser, dans la lecture des traités les plus modernes, des lumières suffisantes pour me diriger dans cette voie nouvelle, le dirai-je ? j'ai été peu satisfait de ces travaux. Mon esprit, accoutumé aux études sérieuses de notre époque, à un examen scrupuleux des symptômes, et surtout à une appréciation rigoureuse de leur valeur, ne pouvait s'accommoder de ces descriptions de maladies faites sur des souvenirs confus, de ces observations dénuées de renseignements exacts, de ce diagnostic que rien ne justifiait, enfin de ce langage médical qui n'est plus de ce siècle." Prosper Menière portait donc le même jugement que G. Kramer sur la littérature médicale concernant les maladies de l'oreille.
" L'expérience m'a bientôt appris que pour reconnaître une maladie d'oreilles, c'est-à-dire pour savoir d'une manière précise quel est le mode de lésion qui la constitue, il faut examiner avec soin l'organe malade, apprécier les changements survenus dans sa forme, dans sa texture, en un mot, analyser chacun des éléments qui composent cet appareil." On comprend pourquoi ses premières publications en otologie, dans des articles parus au cours des années 1841-1842 dans la Gazette Médicale de Paris concernaient De l'exploration de l'appareil auditif, ou recherches sur les moyens propres à conduire au diagnostic des maladies de l'oreille. Le texte de l'ensemble, regroupé en 40 pages à la fin de la traduction du livre de G. Kramer (7, pages 489-529), représentait une véritable nouveauté en otologie.

Il est intéressant à noter que, dans la première édition du Traité d'Itard, aucun chapitre n'était consacré à l'examen. L'otoscopie était à peine évoquée. Pour avoir un aperçu sur les modalités d'examen, il suffit de lire un paragraphe concernant le cérumen. Itard y expliquait l'examen à la recherche du cérumen (6, page 292). " Si, malgré la traction de la conque et le redressement qu'on fait subir au méat auditif pour en explorer le fond, on ne distingue pas la membrane du tympan, il faut sonder l'oreille avec un stylet mousse. Si le conduit est libre, l'instrument ira heurter la membrane du tympan, en éveillant une vive douleur. Dans le cas contraire, il sera arrêté par un obstacle qu'on pourra percuter avec l'extrémité de la sonde, sans faire naître aucune sensation incommode."

Or, lorsqu'il décéda en 1838, Itard préparait une nouvelle édition de son Traité, et avait " rassemblé un grand nombre de matériaux" [...] qui furent égarés. L'Académie de médecine désigna deux de ses membres, M.M. Gérardin et Jourdan, afin d'annoter la première édition et la mettre à jour. Dans cette deuxième édition parue en 1842 " par les soins de l'Académie Royale de Médecine ", les ajouts concernaient notamment tout un chapitre nouveau intitulé De l'exploration de l'organe auditif. Le contenu était fortement inspiré par les articles que Prosper Menière venait de faire paraître sur ce sujet, en y faisant de larges emprunts. Les " correcteurs " avaient bien décelé les lacunes de la première édition du Traité d'Itard, et précisaient: " Quelque extraordinaire que puisse sembler cette assertion, le temps n'est pas fort éloigné où, en se livrant au traitement des maladies de l'appareil auditif, les médecins prenaient pour unique guide les sensations vaguement indiquées par le malade, et n'avaient aucun souci d'examiner les parties affectées elles-mêmes. La plupart d'entre eux n'avaient jamais pris la peine d'explorer le méat auditif, ni la membrane du tympan." G. Kramer lui-même, qui insistait tant sur la nécessité de l'examen pour permettre de faire un diagnostic avant de traiter, ne consacrait dans son Traité que 2 à 3 pages à l'examen auriculaire, qu'il réduisait en fait à l'art de l'utilisation du spéculum et de la lumière.

Prosper Menière inaugurait ainsi l'ère moderne de l'otologie en appliquant la rigueur scientifique qu'il avait apprise pour la pathologie des autres organes. Il montrait l'importance de bien examiner la membrane tympanique et de ne pas se contenter de palper avec un stylet boutonné. Il insistait sur l'intérêt de l'observation des modifications de la membrane par la manœuvre de Valsalva, au besoin en y faisant ajouter un mouvement de déglutition.

Pour bien voir la membrane en l'absence de la lumière directe du soleil, il conseillait de recourir à l'utilisation d'une cuiller d'argent qui réfléchissait la lumière d'une bougie (8, page 531). Il s'agissait d'une façon simple mais originale d'éclairer le conduit. Son principe a été ultérieurement repris avec un miroir. Prosper Menière n'appréciait pas les lampes armées de réflecteur. Mais il ne connaissait probablement pas l'otoscope que Bonnafont avait fait fabriquer dès 1834 et qui fut, semble-t-il, l'ancêtre des endoscopes, avant celui du célèbre cystoscope de Désormeaux basé sur le même principe, et présenté à l'Académie de médecine en 1853. 

La pathologie du conduit auditif externe

Cette méthodologie dans l'art de la prise de l'observation et de la réalisation de l'examen clinique lui a permis de bien identifier certaines pathologies du conduit auditif externe et de l'oreille moyenne, avant d'apporter sa contribution fondamentale pour les vertiges.

Dans le conduit auditif, pourtant la partie de l'oreille la mieux connue en clinique, régnait une grande confusion. Chaque auteur proposait une classification personnelle. G. Kramer pensait que (7, page 93) " toutes les maladies du conduit auditif externe dépendent de l'inflammation de ses parties constituantes, et que la phlegmasie de chacune de ces parties principales se distingue par des caractères spéciaux." L'auteur classait ainsi les maladies selon l'atteinte de la peau, du tissu glandulaire, du tissu cellulaire, et du périoste du conduit. À cette classification pathogénique et non descriptive, G. Kramer joignait des idées a priori, telle que " la phlegmasie " du tissu cellulaire devait toujours se terminer par une suppuration. Le traitement logique (page 133) " doit consister dans l'emploi méthodique de tous les moyens capables de favoriser la suppuration." On comprend que Prosper Menière se soit inscrit en faux contre une telle conception. Il distinguait (page 131) notamment le furoncle du conduit, identifié par son bourbillon, et le " phlegmon " du conduit, l'actuelle otite externe aiguë, dont " la résolution était obtenue en quelques jours par un traitement convenable." Alors que G. Kramer, qui faisait pourtant figure de novateur, rencontrait beaucoup de difficultés à se départir de concepts a priori, Prosper Menière s'efforçait de classer en fonction des observations cliniques.

À propos des polypes observés sur une membrane inflammatoire, considérés comme inaccessibles au traitement par G. Kramer, Prosper Menière livrait son expérience. Il les enlevait avec une " petite pince à dents de souris ", et réalisait une légère cautérisation au point d'insertion avec une solution de nitrate d'argent (page 155).

G. Kramer (page 148) regardait les perforations de la membrane tympanique par agents pointus comme impossibles étant donné "la forme courbe du conduit et la vive sensibilité des parois, et celle bien plus grande encore de la membrane." Prosper Menière avait un avis bien différent (page 166) : " les blessures du tympan ne sont pas rares ", en particulier "les  perforations liées à l'introduction accidentelle et violente de quelques corps minces et pointus".  De même (page 175) : " quelques fois même cette membrane est déchirée par l'action directe de l'eau quand le baigneur plonge d'une certaine hauteur."  Enfin, Prosper Menière signalait que " la détonation des grosses pièces de batterie d'en bas d'un vaisseau de 120 canons (page 166) produit la rupture du tympan sur quelques canonniers."

Concernant l'inflammation chronique du tympan (page 174), G. Kramer en faisait une maladie spécifique. " Presque toujours, l'inflammation chronique du tympan ne se lie à aucun état analogue de la peau du méat externe. Cela prouve que cette maladie est tout à fait particulière à la cloison membraneuse, et qu'elle a un caractère en quelque sorte spécifique." Prosper Menière n'était pas du tout d'accord : " Je professe à cet égard une opinion diamétralement opposée. Les altérations du tympan sont toujours liées, suivant moi, à une maladie de la peau ou de la membrane muqueuse de la caisse. Tout ce qui peut agir sur la cloison tympanique pour l'enflammer doit à plus forte raison exercer une action semblable sur les tissus voisins. Cette continuité d'organisation explique pourquoi il est si rare de rencontrer des altérations organiques entièrement bornées au tympan. Il m'est cependant arrivé de voir un tympan à moitié recouvert de petites vésicules tout à fait semblables à celles de l'herpes labialis ; le malade éprouvait une démangeaison assez vive dans le fond du méat, mais il ne manifesta aucun autre symptôme, et la guérison ne se fit pas attendre." S'agissait-il d'un zona ? D'une myringite phlycténulaire?

Quant aux corps étrangers du conduit, ils étaient redoutés à juste titre. G. Kramer a d'ailleurs rapporté (7, page 343) la triste observation d'un jeune garçon qui s'était introduit une petite boule de papier dans une oreille, (page 341) et qui se termina quelques mois après par un abcès du cerveau et le décès. Il préconisait de les enlever avec des instruments adaptés à la forme du conduit et au volume du corps étranger, comme le conseillait aussi Itard. Mais, écrivait-il (6, page 112), "il faut une grande dextérité et une persévérance à toute épreuve pour réussir en pareil cas." Les tentatives d'extraction avaient souvent pour conséquence de refouler le corps étranger dans la caisse. Comme l'expliquait clairement Nicolas Deleau à propos d'un tel corps étranger : " Plusieurs tentatives faites à diverses reprises pour l'extraire sont infructueuses et l'on abandonne à la nature le soin de calmer les vives douleurs excitées par la présence de ce corps." Parmi ces tentatives figurait notamment l'injection de liquide dans la trompe pour refouler le corps étranger vers l'extérieur. On trouve cette description dans un livre de N. Deleau (2) paru en 1838 comportant " les deux premières observations connues en chirurgie d'extraction de corps étrangers introduits dans la caisse du tympan." Pour pallier ces difficultés et prévenir les accidents parfois observés, Prosper Menière proposait une méthode qui reste toujours d'actualité (7, page 115) : " Une longue expérience  de ces sortes d'opérations m'a prouvé qu'une douche d'eau tiède, convenablement dirigée, était sans contredit le meilleur moyen à employer contre ces accidents. Je crois pouvoir établir, en thèse générale, que ce jet liquide, qui pénètre dans le méat, peut toujours s'insinuer entre le corps étranger et les parois du conduit auditif ; l'eau s'accumule derrière lui, fait effort pour revenir vers l'orifice externe, et elle chasse devant elle la substance quelconque qui se trouvait au voisinage du tympan." Si le lavage d'oreille était connu depuis l'Antiquité pour enlever les bouchons de cérumen, les auristes tels que Duverney, Itard ou Kramer ne le préconisaient pas pour les corps étrangers.

La pathologie de l'oreille moyenne

Prosper Menière approuvait pleinement la nouvelle classification des maladies de l'oreille de G. Kramer qui séparait nettement les maladies de l'oreille externe, de l'oreille moyenne, et celles de l'oreille interne et du nerf. Mais il l'étayait par des arguments histologiques, notamment dans son mémoire sur l'anatomie pathologique de la surdi-mutité (9).  "L'oreille externe est une dépendance du système tégumentaire ; sa texture et les maladies auxquelles elles est le plus sujette justifient suffisamment ce rapprochement. De même, l'oreille moyenne participe plutôt de la nature du tissu muqueux. C'est ce que prouve sa communication avec les voies aériennes, la propagation dans son intérieur des maladies des muqueuses pharyngiennes".  
Il n'en était pas de même sur sa façon d'exposer l'inflammation de la muqueuse de l'oreille moyenne. D'emblée, G. Kramer se lançait dans des considérations pathogéniques faisant intervenir la trompe d'Eustache et les diverses méthodes de cathétérisme tubaire. Mais il ne donnait aucun signe otoscopique. Il écrivait d'ailleurs (page 272) " l'altération de la trompe d'Eustachi peut être portée à un point considérable sans qu'il en résulte aucun inconvénient pour le tympan lui-même. J'ai déjà fait la même remarque à l'occasion de la phlegmasie de la muqueuse de la caisse avec engouement de cette cavité, et le tympan, dans le plus grand nombre des cas, ne participe pas à ces lésions des organes voisins." Menière critiquait le manque de rigueur dans la description clinique de cette pathologie inflammatoire chronique de l'oreille (page 300). " Il manque un point important à la symptomatologie des inflammations de la caisse. M. Kramer qui blâme si fort les auteurs ses devanciers ou ses contemporains, à l'occasion du peu de soin qu'ils mettent dans l'examen des parties malades, n'a pas suffisamment exploré le tympan des individus affectés d'engouement muqueux de la caisse. Il aurait certainement vu que, dans la grande majorité des cas, cette membrane prend des caractères particuliers capables d'indiquer la lésion de l'oreille moyenne."

"Chez tous les enfants (page 300) d'une constitution lymphatique, le tympan offre une teinte plus ou moins violacée ; et dès que la trompe est obstruée, dès que la caisse se remplit de mucus, cette membrane devient d'un rouge foncé et prend bientôt la couleur plombée ou même ardoisée. Il est aisé de voir que cette coloration est la conséquence de la lésion de la caisse, que la partie extérieure du tympan n'y est pour rien, et que le feuillet muqueux qui la tapisse intérieurement, participe à la maladie de toute la cavité de l'oreille moyenne. [...] Pour moi, je déclare que je ne rencontre jamais l'engouement catarrhal de la caisse sans reconnaître au tympan des caractères particuliers et en quelque sorte pathognomoniques."

C'est non seulement la probable première description de l'otite séromuqueuse de l'enfant qu'offre la littérature médicale, mais aussi une véritable profession de foi dans l'importance de l'étude otoscopique des maladies inflammatoires de l'oreille moyenne.

 La physiologie tubaire

Dans la première moitié du XIXe siècle, on admettait la béance permanente de la trompe. J. Toynbee a probablement été le premier auriste à modifier cette notion.  Le célèbre auriste anglais écrivait dans son traité paru en 1860 (10, page 197) : " Dans un mémoire lu à la Société Royale en 1853, j'ai essayé de montrer que, dans l'état de repos, l'orifice guttural est toujours fermé ; que cet orifice s'ouvre par le moyen des muscles du pharynx et qu'il s'ouvre pendant l'acte de déglutition." Peut-être Prosper Menière avait-il eu connaissance de ce travail lorsqu'en mai 1857, il lut un mémoire devant l'Académie Impériale de Médecine sur De l'auscultation appliquée au diagnostic des maladies de l'oreille (10). Il avait déjà abordé cette auscultation en 1840 dans ses articles concernant l'exploration de l'appareil auditif, publiés par la Gazette Médicale de Paris et en additif dans la traduction du Traité de G. Kramer, et d'autre part des extraits dans le Traité pratique d'auscultation de Barth et Roger. Il contestait l'intérêt de l'auscultation chez un sujet ayant une oreille normale car, contrairement à ce qu'avait pu dire Laënnec, on n'entendait rien.

Dans sa lecture de mai 1857, Prosper Menière contestait manifestement le travail de Gendrin rapporté par l'Académie des Sciences l'année précédente. Cet auteur prétendait (Gazette des hôpitaux civils et militaires, 1856,418) pouvoir diagnostiquer par l'auscultation les maladies de l'oreille moyenne et même les caries de l'oreille interne par la perception de différents bruits du patient (respiration, toux, voix, sifflement labial etc.).

Prosper Menière venait apporter des précisions physiologiques sur la pénétration de l'air dans l'oreille moyenne, bien différente de ce qui se passe dans les voies aériennes inférieures car la trompe n'est pas toujours ouverte. La question était alors de préciser comment l'air arrive dans l'oreille moyenne.

L'auriste parisien avait constaté qu'on n'observe normalement aucun mouvement de la membrane tympanique au cours de la respiration, même en cas de mouvement respiratoire très exagéré (quinte de toux). Mais il précisait qu'il suffit de demander au patient de déglutir pour voir apparaître des mouvements du tympan. Il put faire une étude clinique des mouvements de l'orifice pharyngien chez une femme qui n'avait plus ni cornet, ni cloison. Dès le moindre contact de l'orifice pharyngien par une sonde, il constatait : " j'ai vu l'organe que je touchais s'élever brusquement et s'abaisser aussitôt, de plus de 2 cm." Il en était de même lors de la déglutition de salive. Prosper Menière se demandait alors à quoi pouvaient servir ces mouvements alternatifs. Or, " parmi les faisceaux musculaires qui entourent le pavillon de la trompe ou qui s'insèrent sur ses bords, il y en a qui ont plus spécialement pour office de dilater ou de resserrer cette ouverture ou de produire des phénomènes capables de favoriser le passage de l'air jusqu'à la caisse." Il ne voulait pas se hasarder à donner une réponse précise, mais, écrivait-il, " il demeure acquis à la science que la trompe d'Eustachi est mobile, très mobile même, et que cette mobilité doit jouer un rôle dans l'accomplissement de la fonction qui lui est départie. Autre fait qui en est la conséquence directe. Lors de la déglutition, on peut observer une légère mobilité du tympan et à l'auscultation une  espèce de cliquetis." 

 L'oreille interne

C'est probablement la pathologie de cette partie de l'oreille qui a le plus intéressé Prosper Menière. Son étude attentive pendant plus de 20 ans a été couronnée par la célèbre lecture à l'Académie de Médecine en janvier 1861 qui bouleversa les connaissances dans le domaine des vertiges.
G. Kramer avouait son impuissance à identifier tant les atteintes du nerf que celles du labyrinthe (7, page 350). " La situation profonde de ces parties rendant leur examen impossible pendant la vie, et même très difficile après la mort, explique suffisamment la prédominance des idées théoriques dans tout ce qui se rattache à la pathologie de l'oreille interne." Pour l'auriste berlinois, lorsque la surdité n'avait pas son origine dans l'oreille moyenne, elle entrait dans le cadre des " surdités nerveuses."  "Il n'y a dans le labyrinthe (page 353) qu'une seule maladie incontestable, c'est celle des expansions nerveuses qui remplissent les divisions de cette cavité." Il concluait : (page 373) " Dans aucun ouvrage, il n'existe un seul fait de surdité nerveuse diagnostiquée avec soin."

G. Kramer n'avait guère foi dans les futurs progrès de l'otologie. "Le labyrinthe (page 353) est accessible à l'inflammation, mais la phlegmasie qui s'y développe n'est qu'une extension de celle qui existe dans la caisse. [...] Il est impossible de distinguer, avec quelque précision, les symptômes qui appartiennent à la caisse elle-même de ceux qui peuvent dépendre d'une lésion des cavités labyrinthiques. Si je cherchais à établir des distinctions subtiles entre ces différentes lésions, et à décrire les phénomènes qui lui sont propres, je mériterais que l'on m'adresse le reproche que je fais à tous les auteurs qui remplacent l'étude des faits par des inventions théoriques et symptomatiques."

Prosper Menière n'acceptait pas ce défaitisme. "Cette condamnation a priori (souligné par Prosper Menière) de toute tentative faite dans le but d'éclairer ces points obscurs me paraît aussi peu philosophique que possible. Pourquoi ne parviendrait-on pas à reconnaître quelques signes propres à indiquer le moment précis où la phlegmasie envahit le labyrinthe? Pourquoi renoncer (page 353) à des recherches cliniques qui peuvent conduire à des découvertes utiles ? Espérons que la science sortira des étroites limites où M. Kramer veut l'enfermer, et travaillons à acquérir de nouvelles connaissances sur ce point capital."

Pour l'auriste parisien (page 396), " la surdité nerveuse est un résultat unique d'altérations multiples." [...] "Il y a selon moi une classification à établir dans les lésions du labyrinthe et l'anatomie pathologique doit servir de guide pour caractériser des espèces distinctes." (page 400)

Prosper Menière ajoutait : " Il faut chercher à savoir ce qui se passe dans la texture de l'organe, apprécier les modifications matérielles survenues dans le labyrinthe, et rattacher autant que possible ces symptômes aux lésions organiques dont ils ne doivent être que la conséquence et l'expression. Des recherches cadavériques, instituées dans ce but, m'ont déjà fourni bon nombre de résultats précieux. J'ai pu disséquer avec soin des temporaux d'individus frappés de surdité complète, et j'ai constaté des altérations cadavériques dans les différentes parties du labyrinthe. Ces altérations se rattachent à plusieurs types, et la surdité nerveuse, observée pendant la vie, a présenté des variations en rapport avec certaines lésions de l'oreille interne. [...] Ce sont là des maladies impossibles à diagnostiquer pendant la vie, du moins ne connaît-on pas, jusqu'ici, aucun signe qui puisse en faire soupçonner l'existence. Cependant il ne me paraît pas impossible d'arriver à ce résultat si désirable. Il suffira de rencontrer un cas bien marqué, d'en recueillir les principales circonstances, et de faire une dissection attentive du rocher malade, pour établir avec une précision les rapports entre l'espèce de lésion et les symptômes observés pendant la vie, et ces données nous mettrons sur la voie des autres maladies analogues."

Pour montrer l'importance des études anatomo-cliniques, Prosper Menière apportait deux observations (page 397) dont l'une deviendra très célèbre lorsqu'il l'évoqua, 13 ans plus tard, pour étayer l'origine labyrinthique des vertiges . "Il y a selon moi, une classification à établir dans les lésions du labyrinthe, et l'anatomie pathologique doit servir de guide pour caractériser des espèces distinctes."  Son mémoire lu devant l'Académie en 1846 sur des Recherches sur l'origine de la surdi-mutité n'a été que partiellement rapporté (9). On peut y trouver cependant des notions intéressant la tuberculose et des anomalies labyrinthiques expliquant certaines surdi-mutités. L'auriste signalait que son attention avait été attirée par la fréquence de la surdité chez les tuberculeux, et que de nombreuses autopsies lui avaient montré qu'aucune des parties de l'oreille n'était à l'abri de l'invasion des tubercules. À propos de la surdi-mutité, il faisait état de dissections révélant un vestibule de volume réduit et une lame spiroïde de limaçon ne faisant qu'un tour et demi. En février 1854, l'auriste parisien avait même fait acte de candidature à une place vacante dans la section d'anatomie pathologique de l'Académie de médecine, mais sans succès. Prosper Menière paraît donc être un des premiers auristes à avoir établi des confrontations anatomo-cliniques, commençant probablement quelques années avant J. Toynbee dont les nombreux travaux dans ce domaine apportèrent une très grande renommée au médecin anglais.

Après avoir évoqué les surdités liées à la quinine et les interrogations concernant ses origines, Prosper Menière poursuivait (page 400) : " Je me contente d'indiquer ces points obscurs de l'histoire des surdités nerveuses ; j'espère fournir plus tard ma part de travaux sur cette matière délicate et contribuer ainsi à éclaircir ce chapitre intéressant de la pathologie de l'oreille." Ainsi, plus de 13 ans à l'avance, Prosper Menière annonçait ses futures publications sur l'oreille interne qui bouleversèrent la physiopathologie des vertiges.

Une autre vision prémonitoire de Prosper Menière concernait la gravité des labyrinthites. Dans le Traité des maladies de l'oreille de G. Kramer, le traducteur avait ajouté les principaux travaux de l'auriste berlinois publiés entre la parution de l'édition initiale de 1836, et celle de la traduction, 12 ans plus tard. Il en fut ainsi d'un très long mémoire sur l'otorrhée cérébrale, écrit pour condamner la théorie d'Itard sur cette pathologie. L'auteur parisien distinguait dans son ouvrage paru en 1822, deux origines possibles aux otorrhées purulentes accompagnées de suppuration endocrânienne : l'otorrhée cérébrale primitive, provenant d'une localisation d'abord endocrânienne et faisant issue secondairement à travers l'oreille, et l'otorrhée cérébrale consécutive où la localisation infectieuse a son siège initialement dans l'oreille. G. Kramer s'insurgeait contre une telle conception qui semblait alors admise par beaucoup d'auristes car elle ne reposait que sur des interprétations hypothétiques d'autopsies. En fait, dans la plupart des observations apportées par Itard à l'appui de sa théorie, les patients n'avaient eu de leur vivant aucun examen otologique, en dehors parfois d'un examen au stylet. Prosper Menière approuvait pleinement cette critique des conceptions d'Itard qui ne reposaient sur aucune base scientifique, mais il allait beaucoup plus loin. (7, page 345) " Le danger n'existe que quand la maladie gagne la portion labyrinthique de l'organe auditif. Dès que l'appareil nerveux se trouve atteint au milieu des cavités étroites où il s'épanouit, dès que les tissus qui se continuent avec le cerveau et ses dépendances sont le siège d'une phlegmasie quelconque, les symptômes les plus graves ne tardent pas à se manifester, et l'on voit qu'il s'agit d'un tout autre ordre de phénomènes. J'ai dit que ces accidents qui viennent apporter une terminaison fatale aux maladies d'oreille, si peu dangereuses ordinairement, n'appartiennent pas aux lésions de la caisse ni de ses dépendances. C'est dans l'oreille interne qu'on les voit se développer." À la théorie pour le moins discutable d'Itard sur les rapports entre l'oreille et l'infection intracrânienne, Prosper Menière substituait un concept pathogénique nouveau qui n'allait pas tarder à s'imposer.

Dans un chapitre intitulé, Surdité nerveuse torpide ou avec paralysie (page 361),  Kramer isolait une maladie où " la surdité s'accroît de plus en plus jusqu'à ce que le malade cesse enfin d'entendre la voix de ceux qui lui parlent. [...] Le plus souvent, la peau du pavillon perd une grande partie de sa sensibilité tactile. [...] J'ai toujours trouvé la membrane du tympan blanche comme du papier, et plus ou moins opaque." S'agissait-il de cholestéatome? Prosper Menière critiquait (page 361) la description car " c'est la seule mention que M. Kramer ait fait, dans son livre, des lésions des nerfs accessoires de l'oreille. Cette insensibilité de la peau du méat externe et du pavillon provient, sans nul doute, de l'affection du nerf facial, ou portion dure de la septième paire. J'ai été surpris, je l'avoue, d'une semblable omission. J'ai rencontré un grand nombre de paralysies de la face dont le point de départ était une maladie de l'oreille moyenne ou interne, et je me réserve de décrire la connexion intime qui existe entre cette partie de la sensibilité ou de la motilité, et les formes chroniques de l'inflammation de la caisse. C'est un sujet d'études nouvelles très capables de jeter quelque lumière sur les fonctions de certaines parties contenues dans la cavité de l'oreille moyenne."

Ces surdités nerveuses ont aussi donné à Prosper Menière l'occasion de remettre vertement à sa place un jeune confrère, E. H. Triquet, alors interne lauréat des Hôpitaux pour la médaille d'or, qui avait montré des prétentions sur une nouvelle conception des surdités nerveuses. Dans un article intitulé Mémoire sur les maladies de l'oreille, paru dans la Gazette des Hôpitaux du 7 janvier 1851 (Gazette des hôpitaux civils et militaires, 1851, 5 et 9-10), le jeune auriste faisait état de trois études anatomo-pathologiques de rochers prélevés chez des personnes censées avoir une surdité nerveuse et en tirait des conclusions pathogéniques.

Dans une longue correspondance, parue huit jours plus tard dans le même Journal (p. 20), le médecin des Sourds-muets faisait une critique sévère mais justifiée, en particulier sur l'absence d'observation clinique détaillée précédant l'examen anatomo-pathologique. Il en profitait pour rappeler sa conception d'ensemble du classement des maladies de l'oreille et de la démarche scientifique concernant leur étude. "J'ai établi que les maladies de l'oreille pouvaient être étudiées isolément, que la plupart de celles qui se rencontrent dans le méat externe se rapportaient aux lésions spéciales de la peau et des couches celluleuses sous-jacentes, que les altérations de la caisse offraient les mêmes connexions avec les membranes muqueuses, et qu'enfin celles qui siégeaient dans la partie labyrinthique appartenaient aux maladies du système nerveux."

"J'ai prouvé par des faits nombreux que, dans les fièvres typhoïdes, l'oreille interne et l'oreille moyenne devenaient souvent le siège de phlegmasie grave ; j'ai fait voir chez les phtisiques des altérations spécifiques de la caisse et des cellules mastoïdiennes, et ces observations sont basées sur une étude minutieuse de plus de 150 rochers recueillis dans les hôpitaux, après avoir examiné le malade pendant la vie."

Enfin, il portait l'estocade : " Je comprends l'empressement d'un jeune médecin qui croit avoir découvert à la pointe du scalpel un fait nouveau, capable de jeter une vive lumière sur un coin ténébreux de la science médicale. Ce qu'il croit nouveau ne l'est pas."

Prosper Menière poursuivait : " M. Triquet parle de thérapeutique des maladies d'oreille ; il semble imputer aux spécialistes une disette de ressources qui n'a rien de réel."  Il ajoutait : " Comment avoir une opinion sur ces matières quand on n'a jamais fait ou vu faire une tentative quelconque, et ne peut-on en appeler à un plus ample informé."  E. H. Triquet n'a certainement pas pardonné cette mise au point et, plus tard, a contesté à Prosper Menière l'antériorité de sa conception sur l'origine labyrinthique des vertiges. 

Les séquestres osseux et la pathologie traumatique

En septembre 1855, Prosper Menière rédigeait un mémoire sur les séquestres osseux observés dans les diverses parties de l'appareil auditif pour une lecture devant l'Académie (11). Contrairement aux autres auristes, Prosper Menière avait peu évoqué jusqu'alors les caries osseuses, qu'on trouvait pourtant chez J. Duverney (4, page 150) au siècle précédent dans son Traité de l'organe de l'oüie (sic), puis chez J-M. G. Itard et G. Kramer. C'est assez tardivement qu'il consacra tout un mémoire aux séquestres osseux, c'est-à-dire à la guérison spontanée par rejet de la partie mortifiée de l'os carié, démontrant que la meilleure attitude était souvent d'attendre la guérison spontanée.
Il distinguait, là aussi,  l'atteinte du conduit auditif externe, de l'oreille moyenne et de l'oreille interne et, dans chaque partie anatomique, subdivisait en infection, traumatismes par corps étranger et lésions iatrogéniques.

Sa longue description de l'infection du conduit auditif externe avec ostéite évoque des lésions d'ostéite bénigne circonscrite guérissant spontanément, ou parfois avec l'aide de quelques cautérisations.

Dans la pathologie iatrogénique, Prosper Menière montrait la difficulté d'extraction de ces corps étrangers où fréquemment les diverses tentatives malheureuses entraînent la propulsion du corps étranger au fond du conduit. Les interventions devenant alors de plus en plus douloureuses, le patient refusait de nouvelles interventions. L'infection survenait et provoquait une nécrose des tissus qui permettait l'expulsion du corps étranger.

Pour l'oreille moyenne, l'infection pouvait évoluer pendant des années et aboutir à des séquelles d'otite chronique. Prosper Menière rappelait qu'il avait constaté depuis longtemps le développement de " masses tuberculeuses " comme cause de nécrose, non seulement dans la cavité du tympan mais encore dans les cavités annexes de l'oreille moyenne et plus particulièrement dans les cellules mastoïdiennes. Chez les phtisiques, probablement s'agissait-il de véritables otites tuberculeuses. Mais peut-être aussi de cholestéatome, puisque à l'époque la différence entre les deux pathologies n'était pas connue. En 1860, A. von Trœltsch (12) évoquait encore la possibilité que l'accumulation de pus puisse donner, selon les circonstances, soit une tuberculose du rocher (la découverte du bacille de Koch date de 1882), soit un cholestéatome.

À propos de la pathologie traumatique de la caisse, Prosper Menière signalait un cas de fracture du manche du marteau par objet pointu (une tige de poirier sur laquelle était tombé un jardinier), apparemment la première observation de ce genre. C'est probablement cette même observation qu'il rappela dans son célèbre mémoire sur les vertiges en janvier 1861, bien qu'il ne le précisât pas.

Dans un autre cas de lésion de l'oreille par épingle, la victime " uniquement par prudence, fait appeler un chirurgien qui, sans ménagement, laboure le fond du méat avec le manche d'une spatule, déchire le tympan et bouleverse la chaîne des osselets." Au cours des suites, Prosper Menière avait constaté une surdité totale chez la malade, " torturée par les convulsions, les vomissements, les vertiges, les crises nerveuses, les douleurs incroyables " qui, deux ans après, n'avaient pas cessé. Une telle observation est intéressante à un double titre. Elle apportait à l'auriste des arguments quasi-expérimentaux concernant les vertiges d'origine auriculaire et une preuve des risques des interventions sur l'oreille. Prosper Menière rapportait une autre observation de pathologie " où la malade avait été encore plus maltraitée dans des circonstances analogues," et trois mois après une intervention, elle " pouvait à peine se tenir debout, le visage était dévié par suite de la paralysie faciale."

Concernant l'infection de l'oreille interne, il rapportait une observation d'infection chronique, suivie d'élimination d'un volumineux séquestre osseux après plusieurs années d'invalidité dans lequel il reconnut le limaçon, survenant chez un enfant atteint d'otite chronique dès l'âge de 6 ans, puis secondairement de scarlatine.

La philosophie générale qui se dégage de ce mémoire est donnée par l'introduction : " s'il y a des maladies de l'oreille dans lesquelles le médecin peut intervenir utilement, il en est d'autres et des plus graves qui sont évidemment au-dessus de ressource de l'art et dont la guérison appartient aux efforts salutaires de l'organisme. Les lésions du tissu osseux sont loin d'offrir la gravité qu'on leur attribue. J'ai observé dans ce genre de curation spontanée des faits qui constituent non des tours de force de ce qu'on appelle la nature médicamentrice mais des opérations régulières ayant pour but l'élimination de la partie frappée de mort." En un mot, laissons la nature éliminer les lésions osseuses devenues corps mort et former un séquestre, en particulier dans le conduit auditif externe où il ne présente aucune gravité.

On comprend dès lors la conclusion. "Le temps est loin où l'on se confiait dans l'emploi des huiles animales, des onguents, des baumes ; il ne nous reste de cet arsenal que l'eau destinée à enlever les produits de suppuration, quelques sels métalliques plus ou moins désinfectants."  Il faut y associer une bonne hygiène de vie ou l'air pur et la lumière du soleil abondante. On sent là l'influence de l'hygiéniste. De même pour les corps étrangers, pas d'extraction chirurgicale hasardeuse mais seulement un lavage avec de l'eau tiède.

En pratique, on ne maîtrisait pas la chirurgie de l'oreille. Prosper Menière préconisait donc uniquement des soins locaux, ayant constaté que souvent l'évolution était spontanément favorable. C'était certainement la meilleure attitude pour l'époque.

Conclusions

 Les difficultés rencontrées par Prosper Menière pour obtenir la chaire d'Hygiène qu'il convoitait à juste titre ont représenté une chance pour l'otologie. Médecin de grande culture, formé à la médecine moderne, avec le soin de la perfection dans l'examen clinique, et le souci d'apporter à l'appui de ses hypothèses des arguments anatomiques, il s'était donné " corps et âme " à l'otologie, sans aucune idée préconçue, à l'âge de presque 40 ans. Sa formation initiale était polyvalente, auprès d'illustres chirurgiens tels que Dupuytren, ou de médecins comme J. Récamier ou A. Chomel, tous professeurs de clinique. Sa culture d'hygiéniste eut probablement des répercussions sur ses choix thérapeutiques, avec un certain recul pour les procédés chirurgicaux. Son intérêt pour l'anatomo-pathologie, manifestée dès la fin de son internat, lui a permis une démarche innovante pour l'étude da maladies de l'oreille.
Il lui a semblé que (7, page 489) " si la médecine acoustique se tenait si fort en arrière de quelques autres parties de la science, cela était dû non pas à l'imperfection mais à la nullité du diagnostic. La plupart des médecins n'ont jamais exploré le méat externe ni vu la membrane du tympan sur l'homme vivant."

Il a mis sa rigueur scientifique au service de l'otologie. Mais surtout, il apporta un nouvel état d'esprit à cette part de la médecine qui en avait tellement besoin à l'époque. Sa disparition brutale et prématurée nous a privé de l'ouvrage qu'il avait annoncé dès 1848 et qui aurait certainement fait mieux connaître l'otologiste. Il s'en expliquait très bien dans la correspondance suivant la publication du mémoire de E. H. Triquet paru dans la Gazette des Hôpitaux du 7 janvier 1851. "Je tiens à ne pas produire mon œuvre avant qu'elle ne soit complète ; comme je rencontre assez souvent des faits qui viennent détruire des croyances adoptées trop légèrement ; comme les observations que je recueille aujourd'hui me paraissent meilleures, plus probantes, que celles que je recueillais, il y a dix ans, je continue d'étudier, d'examiner, je sais mieux voir et je tâche de voir encore mieux, et le temps se passe, utilement sans doute, à contrôler des faits anciens par la comparaison de faits nouveaux."

Les publications de Prosper Menière en 1861 concernant les vertiges l'ont fait connaître dans le monde entier. Mais elles ont quelque peu fait de l'ombre aux autres travaux de l'auriste.
Le choix de Prosper Menière pour succéder à Itard avait été des plus judicieux. Sa carrière hospitalière et universitaire lui avait permis de tisser des liens avec les hospitaliers qui l'appelaient d'autant plus facilement en consultation qu'il n'était pas un concurrent. Sa fréquentation hospitalière lui permit des vérifications anatomiques irréalisables en dehors des hôpitaux. L'auriste a pu ainsi accumuler un grand nombre d'observations anatomo-cliniques, ce que n'avaient pu réaliser, ni J-M. G. Itard, ni N. Deleau. Quant aux médecins ou chirurgiens hospitaliers, même ceux qui s'intéressaient à la pathologie de l'oreille, ils n'avaient guère la latitude de s'adonner à une spécialité non reconnue officiellement dans les hôpitaux de Paris. C'est ainsi que Simon Duplay réalisa de très intéressantes publications concernant les maladies des fosses nasales et des oreilles, notamment sur la maladie de Menière, mais il exerça la chirurgie générale dans différents hôpitaux pour finir professeur de clinique chirurgicale à l'Hôtel-Dieu à la fin du siècle. Les auristes français qui laissèrent un nom au XIX ème siècle firent leur carrière en dehors des hôpitaux. Il en était de même pour l'Université. Aussi Prosper Menière fût-il probablement le seul auriste français à avoir eu un tel curriculum tant hospitalier qu'universitaire au siècle dernier.
Son apport concernant les vertiges n'est pas le fruit du hasard, mais bien l'aboutissement du travail acharné d'un grand clinicien qui avait foi dans ses travaux et l'avenir de la science. D'ailleurs, le titre officiel de sa lecture du 8 janvier 1861 devant l'Académie de médecine était : Sur une forme de surdité grave dépendant d'une lésion de l'oreille interne. C'est bien naturellement qu'en étudiant les surdités d'oreille interne, il fut à même de recueillir de nombreuses observations associant surdité et vertiges. Le retentissement de la communication de Prosper Menière a porté essentiellement sur les vertiges. Il est vrai qu'à l'époque, la " surdité nerveuse " intéressait bien peu de médecins en dehors des auristes. C'est probablement pour cette raison que le titre du texte de la lecture académique de Prosper Menière, publié dans la Gazette Médicale de Paris du 21 septembre 1861, était modifié en Mémoire sur les lésions de l'oreille interne donnant lieu à des symptômes de congestion cérébrale apoplectiforme. Ce mémoire, avec son nouveau titre plus percutant pour l'époque, était l'aboutissement d'un long travail annoncé dés 1848. On ne peut en apprécier toute l'essence sans connaître tout le travail de défrichement de Prosper Menière concernant l'ensemble de l'otologie.

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1.    Bonnafont J. P. Traité théorique et pratique des maladies de l'oreille et des organes de l'audition Paris, Baillière, 1860, 665 pages.

2.    Deleau N. (dit Deleau Jeune). Des effets pathologiques de quelques lésions de l'oreille moyenne sur les muscles de l'expression faciale, sur l'organe de la vue, et sur l'encéphale. " Cette notice contient les deux premières observations connues d'extraction de corps étrangers introduits dans la caisse. 1838, 36 pages.

3.    Deleau N. (dit Deleau Jeune). Traité du cathétérisme de la trompe d'Eustachi et de l'emploi de l'air atmosphérique dans les maladies de l'oreille moyenne. Paris : Germer-Baillière, 1838

4.    Du Verney J. Traité de l'Organe de l'Oüie. Nouvelle Leide : édition Langerak, 1731, 196 pages

5.    Fiessenger Ch. Biographie du Dr Prosper Ménière, dans Journal du Docteur Prosper Ménière - Mémoires anecdotiques sur les salons du second Empire, publié par son fils, le Dr É. Ménière, Paris : Plon-Nourrit, 1903

6.    Itard J-M. G.. Traité des maladies de l'oreille et de l'audition. Deux tomes. Seconde édition. Augmentée et publiée par les soins de l'Académie Royale de Médecine. Paris : Méquignon-Marvis fils, 1842 : 451 et 538 pages

7.    Kramer G. Traité des maladies de l'oreille. Traduit de l’allemand, avec des notes et des additions nombreuses par le Docteur P. Menière, Médecin de l’Institution des sourds-muets de Paris, agrégé de la Faculté de médecine, etc, etc, Paris, 1848, Germer Baillière, 532 pages.

8.    Menière. P.  De l'exploration de l'appareil auditif, ou Recherches sur les moyens propres à conduire au diagnostic des maladies de l'oreille. Paris, F. Malteste, 1841, 15 pages. (Extrait de la Gazette Médicale de Paris de 1841: 529-533, 708-711, et 1842: 114-117), et dans la
traduction du Traité des maladies de l'oreille de G. Kramer: 489-529.

9.    Menière. P.  Recherche sur l'anatomie pathologique de la surdi-mutité. Mémoire lu à l'Académie de médecine le 12 juillet 1842. Résumé dans la Gazette médicale de 1842, page 462-463).

10. Menière. P.  De l'auscultation appliquée au diagnostic des maladies de l'oreille. Mémoire lu à l'Académie Impériale de Médecine le 5 mai 1856. Gazette médicale de Paris, 1859:333-337.

11. Menière. P .Mémoire sur les séquestres osseux observés dans les diverses parties de l'appareil auditif, lu à l'Académie Impériale de Médecine le 18  septembre 1855. Gazette médicale de Paris, 1857: 780-783

12. Menière P. La captivité de Mme la duchesse de Berry à Blaye, 1833, journal du Dr P. Ménière publié par son fils, le Dr É. Ménière, avec deux lettres inédites de Balzac et du maréchal Bugeaud – Paris, Calman Lévy, 1882, 2 vol

13. Saissy J.A. Essai sur les maladies de l'oreille interne, Paris : Baillière, 1827, 284 pages

14. Toynbee J. Maladies de l'oreille. Nature, diagnostic, et traitement. Traduction française. Paris : Adrien Delahaye, 1874, 469 p.

15. Triquet E.H. Traité pratique des maladies de l'oreille. Paris : J.B. Baillière, 1857, 516 pages.

16  Trœltsch (von). Traité pratique des maladies de l'oreille. Traduction française. Paris : Adrien Delahaye, 1870, 553 pages

 

 

16.  

 

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