Du tintouin... aux acouphènes

Octobre 2001 par le Professeur F. Legent

Du tintouin... aux acouphènes.











Le mot "acouphène" , dont la paternité revient Marie-Ernest Gellé , naquit à la fin du XIXème siècle. La naissance eut lieu dans la plus grande discrétion, au détour d'un paragraphe du Nouveau dictionnaire de médecine et de chirurgie pratique dit de Jaccoud, dans l'article de près de 80 pages sur la "surdité" rédigé par Gellé (tome 34 édité en 1883, page 236). L'auteur expliquait que, dans certaines circonstances, "l'étude des pressions centripètes fait naître le vertige expérimentalement par la pression d'air sur la poire". Il ajoutait:: " En tout cas, ces phénomènes indiquent l'existence de lésions graves au niveau des fenêtres et de la platine de l'étrier (Gellé 1882). On observe en même temps que la surdité, dans ces conditions anatomo-pathologiques, le tintouin chronique, les bruits entotiques, et l'on provoque aussi les acouphènes, signes d'irritation et de compression du nerf labyrinthique". L'auteur n'avait pas souligné le mot acouphène , toujours utilisé au pluriel, qu'on ne retrouve nulle part ailleurs dans le reste de l'article. Gellé avait-t-il créé le mot acouphène dans un article antérieur?... Il est bien difficile de se prononcer tant les écrits de cet auteur étaient nombreux à l'époque. En particulier, Gellé n'eut pas recours aux "acouphènes" dans son article "Des illusions et hallucinations acoustiques en rapport avec une lésion fonctionnelle ou organique de l'ouïe" paru dans la Tribune médicale de mars 1881.
Deux ans plus tard, dans son Précis des maladies de l'oreille édité en 1885, Gellé consacrait tout un chapitre aux "bruits subjectifs" qu'il intitulait : "Bourdonnements d'oreille; tintouins; acouphènes (Gellé); sensations sonores subjectives (Duplay). " Il se reconnaît ainsi l'auteur de "acouphène". Personne ne semblait d'ailleurs le contester. Curieusement, comme dans l'article du Nouveau dictionnaire de médecine et de chirurgie pratique, le mot acouphène n'a pas été réutilisé dans le reste du livre. En revanche, l'auteur faisait très souvent appel aux bourdonnements, quelques fois aux tintouins. A l'époque, et ceci pendant plusieurs décennies, les bruits d'oreille étaient souvent classés en trois catégories selon l'origine: les bruits entotiques, prenant leur origine dans l'oreille elle-même (craquements de tympan), les bruits exotiques ou d'origine périauriculaire, et les bourdonnements d'oreille proprement dits . Gellé écrivait: "Les bourdonnements d'oreille proprement dits (Duplay) ... sont produits par une excitation, par une irritation du nerf auditif, soit à ses expansions périphériques dans le labyrinthe, soit dans son corps même, soit enfin à son origine dans le centre sensoriel acoustique". C'est à cette catégorie de "bourdonnements d'oreille proprement dits" que Gellé semblait réserver le mot "acouphènes". Enfin, l'auteur distinguait une quatrième catégorie, les bourdonnements réflexes qui peuvent avoir leur origine sur toutes les portions du corps…"Tous ces bruits qui sont uniquement dus à une pression exagérée sur le labyrinthe ( et ils sont très nombreux) sont soulagés par la suppression de la cause, et surtout par la douche d'air dans la caisse". Dans un très long article sur les Bourdonnements d'oreille paru dans la Presse médicale du 3 mars 1894, Gellé n'employait à aucun moment le mot "acouphène", mais recourait toujours à celui de "bourdonnement". Il en fut de même dans ses autres publications. Peut-être n'avait-il guère d'illusion sur le devenir de son néologisme? En effet, dans son livre Études d'otologie. De l'oreille, de la surdité (tome second publié en 1888, page 278), Gellé écrivait: "L'important est que le maître actuellement sache qu'un mauvais élève peut n'être qu'un sourd, ou, pour mieux dire, un mal entendant" avec le renvoi en bas de page suivant : "Le mot dysacousie …me plairait assez puisque le mot manque (dysécée n'a jamais pu franchir la page d'un traité d'otologie pour exprimer l'état de faiblesse de l'ouïe) ". Cette réflexion montre la lucidité de l'auteur sur l'évolution de la terminologie. Il ne pouvait certainement pas imaginer le sort surprenant du mot "acouphène".

Après Gellé, le mot a été utilisé épisodiquement par quelques auteurs. Castex l'a employé en 1898, dans son Traité des maladies du larynx, du nez et des oreilles, au chapitre des bourdonnements :" ce symptôme que l'on désigne encore par les mots: tintouins, acouphènes (Gellé)…". Il en fut de même en 1909, dans le tome ORL du Nouveau traité de chirurgie de Le Dentu et Delbet rédigé avec Lubet-Barbon. Dans le chapitre écrit par Castex et intitulé "bruits d'oreille", l'auteur opposait aux bruits objectifs (comprenant les bruits périostiques et les bruits entotiques), les "bruits subjectifs qui sont les bruits d'oreille proprement dits et qui sont signalés sous les noms divers de tintouins, acouphènes,bourdonnements". En pratique, l'auteur reprenait la classification des bruits subjectifs de Gellé ; il se contentait de citer acouphènes, comme Gellé, et avait recours surtout aux mots "bruits" et "bourdonnements".
Étienne Escat semble le premier auteur à avoir utilisé très largement le mot "acouphènes" dans un chapitre intitulé "acouphènes ou bruits d'oreille" de son traité Technique Oto-Rhino-Laryngologique- Sémiotique et thérapeutique paru en 1908. Cet auteur s'était beaucoup intéressé aux bruits auriculaires subjectifs et aux hallucinations auditives alors qu'il était interne à l'asile Sainte Anne à Paris. Escat définit ainsi les "acouphènes" : "Nous désignerons sous le terme d'acouphènes les sensations auditives qui n'ont point pour cause des sons extérieurs et qui, bien que subjectives, ne sont pourtant pas hallucinatoires, le sujet ayant toujours conscience de leur non subjectivité". Il leur donne comme synonymes "bruits d'oreilles" et distingue "les acouphènes périotiques et acouphènes entotiques".Pour lui, "les acouphènes entotiques labyrinthiques sont les vrais bruits strictement subjectifs, désignés communément sous le nom de bourdonnements et de tintouins".
Ainsi peut-on constater une signification différente au mot acouphène selon Castex ou Escat; le premier en limite l'acception aux bruits subjectifs tandis que, pour le second, le mot "acouphène" englobe tous les bruits d'oreille, objectifs et subjectifs.
Dès lors, les "acouphènes" ont connu des fortunes diverses selon les auteurs et les époques. C'est ainsi que dans le rapport à la société Française d'ORL par Appaix, Bouche, et Brémond en 1957 intitulé Les bourdonnements d'oreille, le premier chapitre commence par : "Rappel anatomique destiné à servir d'introduction à l'étude des acouphènes". Dans le traitement, les auteurs proposaient d'étudier deux chapitres: "le traitement des bourdonnements d'oreilles au cours des affections reconnues", puis "le traitement des acouphènes de façon analytique". Pour les auteurs, "acouphènes" et "bourdonnements" sont synonymes et employés indifféremment. Le rapport sur le même thème, sous la direction de Bernard Meyer en 2001, s'intitule "Acouphènes et hyperacousie", et abandonne pratiquement le "bourdonnement". Il marque ainsi une évolution des habitudes, non seulement des médecins mais aussi des patients . Les consultants ne se plaignent plus de bourdonnements mais d'avoir des acouphènes, ce qui leur permet de mieux entrer dans le monde médical.

On se trouve ainsi bien loin du tinnitus de la littérature anglo-saxonne restée fidèle au latin. Il faut remonter au XVIIIe siècle avec l'édition latine du Traité de l'organe de l'ouïe de du Verney, Tractatus de organo auditus (1684), pour trouver chez un auteur français le tinnitus. Mais dans l'édition française (1683), l'auteur avait recours au tintement. Les idées de du Verney marquèrent longtemps les esprits, notamment les encyclopédistes Diderot et d'Alembert. Au mot tintement d'oreille, dans le tome 16 paru en 1765, ils distinguaient " deux sortes de tintemens, dont les uns dépendent des maladies du cerveau, les autres des maladies de l'oreille. Ceux qui suivent les maladies de l'oreille, sont ou vrais ou faux ; & de ceux-ci, les uns sont appellés tintemens, les autres sifflements, les autres bourdonnemens, les autres murmures ; en général, on peut dire que les bruits sourds & bourdonnans sont causés par un ébranlement lâche, & les bruits sifflans & tintans par un ébranlement tendu, ce qui est confirmé par les causes éloignées de ces symptomes ; les rhumes, par exemple, & les suppurations où les membranes sont relâchées, produisent ordinairement un bourdonnement ; & les inflammations & les douleurs d'oreille, où ces parties sont tendues & desséchées, causent les sifflemens & les tintemens ; peut-être que tous ces bruits font la même impression sur la lame spirale, & sur les canaux demi-circulaires que font les sons graves & les aigus". Ce texte a été pris mot pour mot dans le Traité de du Vernay (page 171-172 de l'édition de 1731, copie conforme de celle de 1683).
En revanche, dans sa Nosologie Méthodique parue en latin en 1763 et traduite en 1771 François Boissier de Sauvages préférait le mot latin d'origine grecque, syrigmus, qu'il traduisait par tintouin. Il le classait dans les hallucinations avec les vertiges, la berlue, la bévue, l'hypochondrie et le somnambulisme. Il a décrit le syrigmus vertiginosus ou tintouin qui accompagne parfois le vertige, le syrigmus a debilitate provoqué par la faim, l'inanition…et "par le trop grand usage des femmes".

Au début du XIXème siècle, le tintement avait encore la faveur mais le bourdonnement était apparu. C'est ainsi que dans le Dictionnaire de médecine dont les 21 volumes ont été édités chez Béchet de 1821 à 1828, on trouve au mot "bourdonnement" (dans un volume paru en 1821): "voyez tintement". A "tintement" dont le volume parut en 1828, on trouve: "tintement… appelé aussi bourdonnement". Puis l'auteur fait essentiellement référence au chapitre "du bourdonnement" du livre de Itard, se contentant de remplacer le "bourdonnement" de Itard par "tintement". Dans son traité des Maladies de l'oreille et de l'audition édité en 1821, Itard n'avait recours qu'au "bourdonnement". Son chapitre "du bourdonnement " commence ainsi: "Sans nous arrêter aux distinctions que les auteurs ont voulu établir entre les diverses nuances de cette paracousie, sous les noms de bruissement, murmure, sifflement, bombement, tintement, etc., nous nous bornerons à admettre deux espèces de bourdonnements d'après la nature des causes qui peuvent ls produire." C'est probablement à sa suite que le "bourdonnement" connut un grand succès.
Si comme le "tintouin", le "tintement" ne réussit pas à franchir le début du XXème siècle, le "bourdonnement" peine à dépasser le début du XXIème siècle. Alors, quel avenir peut-on prédire aux "acouphènes"? Probablement excellent car son absence de connotation sonore lui permet d'englober tous les bruits subjectifs, alors que le "tintement" rappelle le bruit de la cloche, et le "bourdonnement" celui des abeilles. L'argumentation de Itard pour le choix de "bourdonnement" au détriment de "tintement" pouvait aussi bien être appliqué au "bourdonnement".
Quant à l'hyperacousie qui accompagne souvent les acouphènes, c’était le terme que proposait déjà Itard dans son Traité de 1821 pour désigner "l'exaltation de l'ouïe", classée avec la "dépravation de l’ouïe" et la "diminution de l’ouïe" dans les "maladies de l’audition". La "dépravation de l’ouïe" comprenait les "bourdonnements" et les "anomalies acoustiques" qui correspondaient à la diplacousie actuelle. Ainsi la lecture des ouvrages anciens permet de constater l'influence sur le vocabulaire de trois célèbres otologistes français, du Verney, Itard, et Gellé.

Nantes ORL